L’art-thérapie : de l’expression à la métamorphose, comprendre ses enjeux véritables

04/06/2025

Nommer les contours : l’art-thérapie, bien plus qu’un atelier créatif

Au fil des pages et des rencontres, l’usage du mot « art-thérapie » fluctue, parfois galvaudé, parfois idéalisé. Pourtant, derrière cette dénomination se joue une interaction complexe entre acte créateur, expérience personnelle et ancrage clinique solide. L’art-thérapie n’est ni loisir artistique, ni simple divertissement encadré : elle est un accompagnement thérapeutique, fondé sur la mobilisation des processus artistiques au cœur d’un dispositif spécifique, avec une intention de soin. En France, la Haute Autorité de Santé la rapproche sur certains points des psychothérapies à médiation, tout en soulignant sa singularité (HAS, 2011).

Où finit la médiation artistique, où commence l’art-thérapie ?

Confusion fréquente et pourtant essentielle : si toute art-thérapie implique une médiation artistique, l’inverse n’est pas vrai. Une médiation artistique s’appuie sur une proposition artistique (peinture, modelage, théâtre, etc.), animée par un professionnel qui peut avoir pour but la cohésion, la découverte de soi, l’expression ou le partage. Il s’agit d’une démarche éducative, culturelle, parfois à visée de bien-être, sans intention thérapeutique affirmée ni cadre clinique. En art-thérapie, la création devient outil de transformation psychique :

  • Le cadre est défini : confidentialité, temporalité, objectif thérapeutique, alliance de travail.
  • L’art-thérapeute possède une formation clinique lui permettant de comprendre et d’accompagner les processus psychiques en jeu derrière la création.
  • L’objectif dépasse l’expression ou le bien-être : il s’agit de soutenir un mouvement de subjectivation, de remaniement des angoisses, de restauration du lien à soi et à l’autre.
Cette distinction apporte également un enjeu juridique et professionnel, l’art-thérapie étant aujourd’hui encadrée (en particulier dans les institutions de soin) par des référentiels de compétences et de formation spécifiques (ANFE 2012, SFPE-AT).

Une véritable thérapie ? Les assises cliniques de l’art-thérapie

L’art-thérapie, reconnue comme pratique de soin, s’intègre dans les projets thérapeutiques hospitaliers, en psychiatrie, pédopsychiatrie, gériatrie, cancérologie… Elle fait l’objet d’études cliniques récentes, notamment dans l’accompagnement de la souffrance psychique (APA 2019). Les séances sont structurées, s’appuient sur l’écoute bienveillante, l’analyse transférentielle, la compréhension symbolique et la lecture du processus créatif en lien avec le parcours du sujet. L’art-thérapie ne se réduit donc pas à une pratique d’éveil : elle offre un espace thérapeutique où l’élaboration psychique devient possible là où le verbal échoue, chaque production étant moins jugée pour sa « réussite » artistique que pour ce qu’elle permet d’éprouver, d’exprimer, de contenir ou de transformer.

L’indispensable formation clinique de l’art-thérapeute

Une question traverse régulièrement le champ : « Peut-on être art-thérapeute sans formation clinique ? ». La réponse s’éclaire si l’on considère ce qui fait la spécificité de l’art-thérapie :

  • Intervenir auprès de personnes vulnérables ou en souffrance exige la capacité à contenir les mouvements psychiques, à repérer la crise, à ajuster sa posture dans des contextes parfois très mouvants.
  • L’absence de formation clinique expose à des risques d’instrumentalisation de la créativité, de reproduction des traumatismes ou de réactions inadaptées en cas d’angoisses massives.
  • Seule une solide connaissance de la psychopathologie, du cadre de soin et des mécanismes transférentiels permet d’assurer la sécurité psychique de l’usager et la pertinence de l’accompagnement.
Raison pour laquelle la plupart des diplômes universitaires (DU d’art-thérapie, Master en art-thérapie, notamment Paris V, Tours ou Savoie-Mont-Blanc) exigent une formation mêlant clinique, éthique et pratique artistique, ainsi qu’un stage encadré (voir la charte de la SFPE-AT).

L’art-thérapie et la question de l’expression : entre créer et se révéler

Pourquoi parle-t-on d’« expression » plutôt que de « création » en art-thérapie ? Le terme n’est pas anodin :

  • La création convoque l’idée de nouveauté, d’intention artistique préétablie, parfois de performance ou de résultat esthétique.
  • En art-thérapie, il s’agit avant tout d’un processus d’ex-pression, au sens de « faire sortir » ce qui ne trouve pas à se dire autrement.
  • Ce qui prime, ce n’est pas l’œuvre en tant que telle mais l’expérience vécue au fil du geste, du choix de couleurs, de matières, de rythmes, là où, selon le mot de Winnicott, « l’aire transitionnelle » s’ouvre à la transformation.
Ainsi, en séance, un simple trait, une pâte malaxée, une tache colorée peuvent représenter bien davantage que leur apparence ne laisse penser : ils deviennent porteurs d’un passage, d’un déplacement, d’une symbolisation possible du vécu.

Fondements psychodynamiques : l’art comme pont vers le sujet

Au cœur de l’art-thérapie, on retrouve une filiation à la pensée psychanalytique et à la dynamique de l’appareil psychique. Freud évoquait déjà la sublimation artistique comme voie de transformation des pulsions. Winnicott (1971) a approfondi la notion d’espace potentiel, entre l’intime et la réalité, où le jeu, la création et la symbolisation sont essentiels à la santé mentale. La psychodynamique postule que :

  • L’acte créateur permet la mise à distance de contenus émotionnels bruts (angoisses, vécus traumatiques, représentations archaïques) par leur « objectivation » sur un support externe.
  • La matière et le geste servent de « médiateurs » pour déplacer hors de soi ce qui ne parvient pas toujours à se déployer par la parole.
  • Le processus de symbolisation (selon Green, Chouvier…) aide à relier le corps, l’émotion et la pensée, surtout là où les mots sont empêchés ou trop douloureux.
L’art-thérapeute, par sa présence contenante, accompagne ses patients dans cette traversée entre destruction, symbolisation et re-présentation de l’expérience subjective.

Art-thérapie et recherche : que disent les preuves ?

Les preuves scientifiques s’accumulent, sans pour autant répondre de façon définitive à toutes les questions. Plusieurs méta-analyses, notamment celles publiées dans The Arts in Psychotherapy (Stuckey & Nobel, 2010) ou Frontiers in Psychology (Haeyen et al., 2020), valident l’intérêt de l’art-thérapie dans la réduction de l’anxiété, l’amélioration de l’humeur et le soutien du processus de résilience, en cancérologie, troubles du spectre autistique, maladies démentielles… Quelques chiffres marquants :

  • Chez des femmes traitées pour cancer du sein, l’art-thérapie a permis une réduction significative des symptômes dépressifs et anxieux, avec persistance de l’effet à 6 mois (Monti et al., 2006).
  • Dans l’autisme, l’étude Neurolandscape (2017) montre, sur un échantillon de 241 enfants, une amélioration notable des compétences sociales et une réduction de l’auto-agression après 12 semaines d’art-thérapie.
  • En psychiatrie adulte, une méta-analyse de 2018 (Slayton, D’Archer & Kaplan) indique que l’art-thérapie contribue à améliorer la communication émotionnelle et la gestion des troubles émotionnels, avec un effet taille-modéré à élevé selon la pathologie.
Il importe néanmoins de noter que l’hétérogénéité des pratiques et des méthodologies rend la mesure des effets complexes et que l’art-thérapie ne saurait jamais se substituer à un suivi médical ou psychothérapique global, mais s’y intégrer comme modalité complémentaire ou spécifique.

L’intention artistique : moteur, cadre ou hors-jeu en art-thérapie ?

L’intention artistique, moteur de la production en atelier, n’est pas centrale en art-thérapie :

  • L’objectif n’est ni la « beauté » ni la finition de l’œuvre, mais la transformation intérieure.
  • Parfois, l’envie de « bien faire » peut même freiner le processus, si la peur de l’échec ou du regard sature l’espace.
  • L’art-thérapeute favorise plutôt la régression, le jeu, l’exploration spontanée, permettant la ré-émergence de formes archaïques ou de modes d’expression hors normes sociales.
  • Une production technique ou virtuose n’a de valeur que dans la mesure où elle est investie subjectivement par la personne.
Il reste cependant que, pour certains, la rencontre avec l’art génère un plaisir esthétique, source d’élan vital ; l’art-thérapie ne l’exclut pas, mais elle n’en fait pas le point d’arrivée.

L’art-thérapie, entre verbal et non-verbal : toute création est-elle silencieuse ?

Contrairement à une idée répandue, l’art-thérapie n’est pas toujours silencieuse. Certes, elle offre avant tout un canal non-verbal, salutaire pour ceux chez qui la parole fait défaut ou est en crise. Mais :

  • Le va-et-vient entre le support et la parole, dans le respect du rythme de la personne, est souvent précieux (Chouvier, 2003).
  • Mettre des mots sur le vécu, sur le ressenti face à ce qui se crée, peut soutenir la symbolisation, donner du sens à ce qui émerge.
  • Pour les enfants, la verbalisation après l’acte créateur peut permettre d’élaborer l’histoire de leur dessin, d’intégrer les émotions associées.
Le silence, l’écoute, l’accueil de l’indicible font partie du cadre ; mais la parole, quand elle advient, s’inscrit comme prolongement, écho ou approfondissement du geste créateur.

Des cousins proches : ergothérapie, musicothérapie, art-thérapie : quelles frontières ?

Il existe parfois une confusion entre art-thérapie et d’autres disciplines membres du champ des médiations. Pourtant, chacune affirme son identité.

  • L’ergothérapie utilise des activités souvent quotidiennes ou outils issus de différents champs, pour viser une réhabilitation de l’autonomie, de la motricité ou de la coordination. Elle se fonde avant tout sur des objectifs fonctionnels et d’intégration sociale.
  • La musicothérapie, comme l’art-thérapie, utilise un médium artistique ; elle se distingue par la spécificité de la musique et ses effets neurocognitifs propres. Par ailleurs, la prise en compte du rythme, de l’écoute, de la vibration sonore façonne une autre interaction au corps et à l’émotion.
  • L’art-thérapie privilégie le médium plastique (peinture, collage, sculpture, etc.), et la dimension de symbolisation par l’image ou la matière, en lien étroit avec la psychanalyse de l’expression.
Il existe bien sûr des recouvrements, mais la formation, le cadre, le médium, la visée et l’histoire institutionnelle différencient chacun de ces métiers (voir CNESER, 2017 ; Fédération Française des Art-Thérapeutes).

Aux origines : brève histoire de l’art-thérapie en France et dans le monde

Le terme « art-thérapie » apparaît au début du XXe siècle, attribué à Adrian Hill, un artiste britannique soigné pour la tuberculose, qui observe l’effet bénéfique de l’expression picturale sur les patients (Hill, 1942). En France, la rencontre entre art et psychiatrie s’incarne dès les années 1930 dans la découverte de l’« art brut » par Jean Dubuffet, puis dans la création d’ateliers dans les hôpitaux psychiatriques d’après-guerre. Les décennies 1970-1990 voient l’institutionnalisation progressive :

  • Ouverture des premiers DU d’art-thérapie (Paris V - René Descartes en 1986, puis Montpellier, Tours…).
  • Création d’associations professionnelles comme la SFPE-AT (Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-Thérapie) et la FFAT (Fédération Française des Art-Thérapeutes).
  • Intégration croissante dans les équipes hospitalières pluridisciplinaires.
  • Développement international sous l’impulsion de la British Association of Art Therapists et de l’American Art Therapy Association, avec des différences de formation et d’approche (ex : accent mis sur le diagnostic par le dessin aux États-Unis).
Aujourd’hui, l’art-thérapie est pratiquée dans la quasi-totalité des CHU français, de nombreux CMP (centres médico-psychologiques), EHPAD, services oncologiques et en libéral. Elle fait l’objet de recherches en psychologie, neurosciences, mais également en anthropologie et sociologie.

L’art-thérapie : une voie, des possibles

S’interroger sur la pertinence, les enjeux, et les limites de l’art-thérapie, c’est aussi rappeler qu’il s’agit d’une discipline vivante, en dialogue constant avec la souffrance, la créativité, l’histoire et la science. Si certaines questions demeurent ouvertes — sur l’évaluation de l’efficacité, la place du verbal, la formation idéale —, il n’en reste pas moins que, pour nombre de personnes traversant des étapes difficiles, l’art-thérapie a constitué ce passage où, faute de mots et face à l’indicible, le geste et la couleur ont su tisser un lieu d’ancrage et de reprise du mouvement vivant.

Références :

  • Haeyen S, et al. (2020). Effects of Art Therapy in patients with personality disorders: Frontiers in Psychology
  • Stuckey & Nobel (2010). The Connection Between Art, Healing, and Public Health, The Arts in Psychotherapy
  • Monti DA, et al. (2006). Short-term Effects of Art Therapy in Women with Breast Cancer, The Journal of Pain and Symptom Management
  • Slayton S, D’Archer J, Kaplan F (2010). Outcome Studies on the Efficacy of Art Therapy: A Review of Findings. Art Therapy Journal
  • HAS, Recommandations pratiques et organisations des soins, 2011
  • SFPE-AT, Charte professionnelle
  • Hill, Adrian (1942). Art Versus Illness
  • Chouvier, Bernard (2003). L’art-thérapie : clinique et formation
  • Winnicott, Donald (1971). Jeu et réalité