L’art-thérapie : singularité, statuts et enjeux d’une thérapie spécifique

12/06/2025

Éclairages historiques : de la création à la clinique

L’expression artistique fut longtemps perçue comme un élan périphérique dans le champ médical : agréable, parfois “utile”, jamais centrale. Pourtant, dès le XIX siècle, Jean-Martin Charcot collectionne au sein de l’asile de la Salpêtrière des dessins de patientes hystériques. Mieux, les pionniers de la psychiatrie institutionnelle (notamment Hans Prinzhorn, 1922) entrevoyaient dans ces productions un accès direct à la vie psychique, ni refréné par la parole, ni médié par l’intellect (Prinzhorn, "Expressions de la folie").

La Seconde Guerre mondiale accéléra la prise de conscience : aux États-Unis, Adrian Hill (1942) formula le terme “art-therapy”, soulignant la valeur réparatrice du processus créatif chez les soldats traumatisés (BAAT History of Art Therapy). En France, la création resta longtemps cantonnée à l’ergothérapie avant l’émergence, dans les années 1980-90, de formations universitaires dédiées et d’une identité professionnelle affirmée.

Définir la thérapie : exigences et critères

La question du statut de l’art-thérapie interroge la définition même de “thérapie”. Dans l’acception occidentale moderne, une thérapie se veut :

  • Utilisée dans un but de soin, de soulagement ou de transformation psychique, somatique ou sociale
  • Mise en œuvre par un professionnel formé, dans un cadre précis, selon des protocoles éthiques
  • Jugée efficace selon des critères évaluables, quantitatifs ou qualitatifs

À l’aune de ces critères, où se situe l’art-thérapie ?

L’art-thérapie au prisme de l’efficacité : quelles preuves ?

Des études empiriques à la clinique

Le débat sur l’efficacité de l’art-thérapie n’est pas clos. Pourtant, plusieurs méta-analyses signalent des effets bénéfiques sur la réduction du stress, de l’anxiété ou des symptômes psychotiques (Stuckey & Nobel, "The Connection Between Art, Healing, and Public Health", 2010).

  • Oncologie : Une étude publiée dans le Journal of Pain and Symptom Management (2006) menée auprès de 50 patients en hôpital de jour a montré que 79 % d’entre eux rapportaient une diminution de leur niveau d’angoisse après une séance d’art-thérapie.
  • Psycho-gériatrie : Chez les personnes atteintes de démence, l’art-thérapie améliore la communication, réduit l’agitation et diminue l’usage de médicaments psychotropes (Wu et al., 2020, Clinical Interventions in Aging).
  • Dépression majeure : Le taux d’amélioration des symptômes après 8 à 12 séances d’art-thérapie varie entre 35 et 60%, selon une analyse Cochrane (Uttley et al., 2015).

Pourtant, nombre d’études soulignent la difficulté à quantifier ce qui relève précisément de l’apport de la création elle-même, de la dynamique transférentielle, ou de la relation au thérapeute. L’expression non verbale, le plaisir de créer, l’effet de groupe ou d’appartenance : autant de paramètres difficilement isolables.

Médiation, symbolisation, transformation : spécificités du processus art-thérapeutique

L’art-thérapie repose sur le paradigme de la médiation : l’œuvre produite, dessin, modelage ou collage, forme un “objet transitionnel” entre patient et thérapeute (Winnicott, 1971). L’acte créateur, loin d’être décoratif, permet la mise en forme de représentations internes souvent inaccessibles à la parole.

  • Symbolisation : L’art permet d’exprimer l’indicible, voire le pré-verbal, jouant un rôle central dans l’élaboration psychique, selon l’école psychanalytique française.
  • Contenance : Face à l’effraction du réel (trauma, psychose), la matière artistique sert de réceptacle, transformant une angoisse brute en image : là où la parole échoue, la forme offre un sas de dépose (Kaës, 2012).
  • Mouvement : Créer, c’est déplacer la douleur, la réorganiser, parfois la sublimer : le processus compte autant que le résultat, parfois davantage.

Ces spécificités ne sont pas l’apanage de toutes les approches thérapeutiques et placent l’art-thérapie à la croisée des sciences humaines et de la pratique médicale.

Statut et reconnaissance : entre marges et transition

En France, l’art-thérapie n’est pas une profession réglementée par un ordre professionnel : ni le Code de la Santé Publique ni la Sécurité Sociale ne reconnaissent un “titre protégé”. Néanmoins, depuis 2010, la Haute Autorité de Santé référence l’art-thérapie comme “soin de support” dans les soins palliatifs et en oncologie adulte. En Angleterre, en Allemagne, au Québec, les art-thérapeutes disposent d’un statut encadré et de formations universitaires certifiées.

Cette reconnaissance partielle interroge la position de l’art-thérapie : est-elle périphérique, simple “complément” ou constituante à part entière du champ des psychothérapies ? La réalité du terrain nuance ce clivage :

  • De nombreux services hospitaliers intègrent l’art-thérapie dans leurs protocoles : pédopsychiatrie, oncologie, addictologie, soins palliatifs
  • La Fédération Française des Art-thérapeutes recense 1500 praticiens diplômés en 2024, et 64% d’entre eux interviennent dans des structures publiques (source : Ffat.fr)
  • Le marché de l’art-thérapie croît : +11% d’offres d’emploi en 2023 dans le secteur médico-social (Pôle emploi, Statistiques 2024)

Réflexions sur la posture clinique : care ou cure ?

Longtemps, la distinction anglo-saxonne entre care (prendre soin, accompagner) et cure (guérir, soigner) divisa les professionnels. L’art-thérapie, souvent située sur le versant du care, souffre encore d’un déficit d’ancrage dans le champ du “traitement” au sens biomédical.

Pourtant, l’effet transformateur du processus créatif, son impact sur la régulation émotionnelle et la restauration narcisique sont documentés. L’art-thérapie devient alors un champ hybride : une thérapie qui soigne, contiennent et accompagne, sans réduire le sujet à sa pathologie.

Résistances et perspectives : pourquoi une telle question ?

  • Méconnaissance des mécanismes thérapeutiques : Le manque de familiarité avec les processus inconscients (projection-identification, symbolisation, élaboration secondaire) entretient la suspicion.
  • Limites de l’évaluation “objectivable” : Les outils quantitatifs peinent à saisir la nuance du vécu, de la métamorphose subjective.
  • Confusion entre art et thérapie : L’art-thérapie diffère d’une pratique artistique, tant par son intentionnalité clinique que par son cadrage étayé (HAS, 2017).

Mais l’histoire des psychothérapies enseigne que toute discipline émergente traverse ce temps de “l’entre-deux”. Le débat sur la légitimité de l’art-thérapie ouvre, au fond, sur une question : qu’attendons-nous vraiment d’une thérapie ? Parfois, le chemin, la trace laissée sur le papier, le simple fait d’oser figurer une douleur, sont déjà, au cœur du soin.

Horizons

Dans le sillage du plan santé mentale 2023 et de l’augmentation de la demande de soins non-médicamenteux, la place de l’art-thérapie s’affine. De nouveaux champs s’ouvrent : post-partum, insertion sociale, psychotraumatologie. Plusieurs études multicentriques sont en cours, qui pourraient, à terme, arrimer durablement l’art-thérapie à la trame des psychothérapies “officielles”.

La question de savoir si l’art-thérapie est “à part entière” ne se résout pas uniquement par la labellisation ou la statistique. Elle convoque la capacité à reconnaître ce qui, dans la création, échappe et libère, ce qui guérit dans l’inédit, ce qui, enfin, permet d’habiter plus vastement sa vie.

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