Art-thérapie et médiation artistique : deux chemins pour créer, deux horizons pour accompagner

07/06/2025

L’art, entre expression et transformation : enjeux d’un malentendu

Il n’est pas rare que la distinction entre art-thérapie et médiation artistique se dissolve dans les représentations collectives. Les deux mobilisent la créativité, s’appuient sur les pratiques artistiques, s’incarnent dans des lieux de soin comme de culture. Pourtant, leurs buts, leur cadre et leurs effets n’ont rien d’identique. Désigner l’une pour l’autre, c’est passer à côté de la spécificité de chacune — de leur éthique, de leurs promesses, voire de leurs limites. Pour orienter une personne, former un intervenant, évaluer un projet, la clarté terminologique n’est pas un luxe : elle conditionne le sérieux de la démarche, l’ajustement du soin, l’intégrité de la pratique.

La confusion entre ces deux pratiques ne s’explique pas seulement par la porosité de leurs terrains d’exercice, mais aussi par la jeunesse de leur institutionnalisation. L’art-thérapie obtient une reconnaissance officielle en France dans les années 1980-90 alors que le champ de la médiation artistique, longtemps informel, se structure progressivement à l’orée du XXI siècle (voir Horizon Psy, 2022). Or, c’est avant tout dans leur rencontre concrète avec les patients, les publics, les créations que leurs différences se révèlent.

Définitions en clair : deux ancrages, deux finalités

Art-thérapie : une pratique clinique fondée sur le soin psychique

L’art-thérapie se définit comme une « pratique de soin à visée thérapeutique fondée sur l’utilisation de la création artistique, dans un dispositif cadré par un référentiel théorico-clinique spécifique » (Société Française d’Art-Thérapie, 2017). Elle s’adresse à des personnes en souffrance psychique (maladie mentale, trauma, troubles du développement, souffrances existentielles), souvent dans un contexte institutionnel (hôpital, CMP, EHPAD, institution spécialisée). Qu’elle soit individuelle ou groupale, l’art-thérapie vise la transformation du sujet — elle travaille à partir de la matière non verbale, du geste créatif, pour produire du sens, restaurer le sentiment d’unité de soi, soutenir l’élaboration psychique.

  • L’art y est envisagé comme médium symbolique : il permet la projection, la transformation, la symbolisation de ce qui reste indicible, informe, douloureux.
  • L’espace est thérapeutique : confiance, confidentialité, contrat thérapeutique sont de mise.
  • L’art-thérapeute est un clinicien : il a une formation solide en psychopathologie, une expérience en institutions, une connaissance des processus de transfert/contre-transfert.

Quand un adolescent mutique retrouve la capacité de raconter une histoire en modelant l’argile, quand une personne boulimique peint sa rage et peu à peu s’apaise, il s’agit bien de “soin” au sens profond du terme.

Médiation artistique : l’art pour relier, ouvrir, socialiser

La médiation artistique, elle, inscrit l’art dans une démarche d’ouverture, d’accès à la culture, de lien social. Il s’agit de favoriser la rencontre entre des individus ou des groupes (public empêché, seniors, personnes en situation de précarité…), et une pratique artistique : théâtre, musique, arts visuels, écriture. Le processus créatif devient alors vecteur de lien, d’émancipation, d’inclusion. L’objectif n’est pas prioritairement le soin psychique, mais le bien-être, la découverte, la valorisation de l’individu dans un collectif.

  • L’art est support d’échange et de participation : il suscite la créativité, renforce l’appartenance, réduit les exclusions.
  • Le cadre est semi-structuré : moins hiérarchisé, il s’adapte à des contextes parfois informels (écoles, centres sociaux, structures culturelles).
  • L’intervenant peut être artiste-médiateur, éducateur, animateur professionnel, parfois doté d’une spécialisation en psychologie sociale, mais sans nécessaire formation clinique approfondie.

On retrouve la médiation artistique dans des projets culturels participatifs (« Mille et une paroles » en prison, ateliers au Centre Pompidou), dans des dispositifs d’inclusion scolaire ou de prévention (Association Passeurs d’Arts), etc.

Cadrage légal, formation et statuts : repères essentiels

Un cadre réglementaire hétérogène

En France, l’art-thérapie n’est pas un métier réglementé d’État, mais il existe des diplômes universitaires (DU), master spécialisés, titre RNCP. Plusieurs sociétés savantes (SFAT, AFRATAPEM) encadrent l’éthique de la profession, exigeant généralement un cursus en psychopathologie, l’expérience clinique sous supervision, et parfois, une analyse personnelle (SFAT).

La médiation artistique, quant à elle, n’exige pas de formation clinique : elle fait souvent l’objet de formations courtes, de certifications en animation socioculturelle, voire de parcours artistiques validés par l’expérience. Ses praticiens relèvent de conventions collectives variées : animateur culturel, éducateur spécialisé, intervenant artistique.

  • Art-thérapeute : formation longue (2 à 5 ans), souvent axée sur la psychopathologie, la théorie du soin, la supervision, la pratique institutionnelle.
  • Médiateur artistique : formation variable (quelques mois à deux ans), ancrée dans la pratique artistique, l’animation, la pédagogie de projet, la gestion de groupe.

Finalités et processus : distinguer l’infrastructure du sensible

Pourquoi créer ? La place du symptôme et de la relation

  • En art-thérapie, la création a une vocation de transformation psychique. La souffrance, le symptôme, la demande de soin sont premiers : l’art devient un outil d’élaboration là où le verbal échoue ou résiste. Les séances visent l’inscription dans un processus — souvent long, parfois douloureux — d’émancipation psychique, de subjectivation, de réparation. Non, il ne s’agit pas de “faire du beau”, mais d’accueillir la trace, le cri, l’inachevé.
  • En médiation artistique, la création est au service d’un objectif exogène : favoriser la confiance, décloisonner, offrir une expérience culturelle, réduire l’isolement. L’œuvre n’est pas interprétée comme miroir de l’inconscient, mais valorisée en tant qu’expression, production, partage.

La différence est parfois ténue, mais elle change tout dans la temporalité, l’analyse du processus, la posture de l’intervenant. En art-thérapie, le cadre (temps, espace, confidentialité, attitude de non-jugement clinique) constitue un contenant essentiel au travail psychique. En médiation artistique, la flexibilité et la dynamique de groupe priment : c’est “avec l’autre” et “pour l’autre” que la création prend sens.

Illustrations de terrain et résultats observés

Art-thérapie : impacts cliniques mesurés

Des études menées auprès de patients schizophrènes (voir British Journal of Psychiatry, 2012) montrent que la pratique régulière d’art-thérapie permet une réduction significative de l’anxiété et des symptômes négatifs, tout en augmentant la compliance au soin. Selon le rapport INSERM 2013, 62 % des personnes souffrant de stress post-traumatique voient une amélioration de leurs symptômes après une prise en charge combinant psychothérapie et art-thérapie.

  • Dans un service de pédopsychiatrie parisien, 9 enfants sur 12 engagés dans un atelier d’art-thérapie ont développé au cours de six mois une plus grande capacité à exprimer leurs affects — capacité mesurée par la grille d’observation “Affect Expression Inventory”.
  • Dans les EHPAD, l’art-thérapie plastico-musicale chez les personnes âgées souffrant de troubles cognitifs génère une diminution de 30% de l’agitation comportementale après deux mois d’atelier hebdomadaire (étude par CHU de Nantes, 2019).

Médiation artistique : effets sociaux et culturels

Pour la médiation artistique, l’impact se mesure en termes de participation, d’éveil culturel, d’intégration. Un rapport de la Fondation de France (2021) recense plus de 1200 projets de médiation artistique annuels axés sur la prévention de l’isolement social sur l’ensemble du territoire, avec, pour 75 % des participants interrogés, une amélioration du sentiment d’appartenance à un groupe.

  • En milieu scolaire, la pratique artistique médiatisée (théâtre forum, fresques collaboratives) diminue de 15 % le nombre de cas de harcèlement au sein de l’établissement durant l’année suivant le projet (INJEP, 2020).
  • Dans la réinsertion des personnes détenues, l’accès à la médiation artistique améliore de 18 % les taux de retour à l’emploi six mois après leur sortie (par rapport au groupe témoin, statistiques Ministère de la Justice, 2022).

On l’aura compris : les bénéfices sont réels, mais différemment orientés.

Lignes de partage : une cartographie pragmatique

  • Projet initial : demande émanant d’un patient dans un contexte de soin (art-thérapie) ou proposition institutionnelle/collective (médiation artistique).
  • Alliance relationnelle : cadre thérapeutique stable, supervision, confidentialité en art-thérapie ; dynamique de groupe, visée participative, relative transparence dans la médiation artistique.
  • Objectifs : atténuation de la souffrance psychique, réorganisation interne, restauration narcissique vs. inclusion, expression, ouverture culturelle, empowerment.
  • Praticien référent : clinicien formé aux processus psychiques et à leurs enjeux (art-thérapeute) ; artiste/animateur dotés de compétences pédagogiques et relationnelles (médiation artistique).

Cette cartographie aide à éviter le malentendu structurant : si toute médiation artistique n’est pas thérapeutique, toute art-thérapie est fondamentalement traversée par le soin psychique.

Vers une complémentarité : quelles articulations en institution ?

La frontière n’est pas un mur. De nombreux dispositifs hybrident art-thérapie et médiation artistique, surtout dans des contextes de prévention ou d’accompagnement mixte (écoles, MJC, dispositifs de santé communautaire). La complémentarité entre les deux approches enrichit la palette des réponses à la souffrance ou à l’isolement : là où l’art-thérapie travaille l’intime, la médiation artistique plante la graine du collectif.

Accompagner sans soigner, soigner grâce à la création : deux métiers, deux postures, une finalité commune ? Peut-être : rendre possible, par l’art, un processus de transformation. Mais comprendre ce qui sépare et relie ces champs, c’est mieux respecter le travail de chaque professionnel, mieux orienter ceux qui en ont besoin — et honorer, au fond, le pouvoir singulier de l’acte de créer.

Sources :

  • Société Française d’Art-Thérapie (SFAT), art-therapie.fr
  • British Journal of Psychiatry, 2012, "Art therapy for schizophrenia: a randomized controlled trial"
  • INSERM, Rapport 2013 sur l’évaluation des psychothérapies
  • Horizon Psy, 2022, "Art-thérapie et médiations artistiques : différences et complémentarités"
  • Fondation de France, Rapport 2021, "Art et lien social"
  • CHU de Nantes, Rapport clinique 2019, "Art-thérapie en gérontologie"
  • Ministère de la Justice, Rapport 2022, "Culture et réinsertion"
  • INJEP, Étude 2020, "Les pratiques artistiques en milieu scolaire"