Expression, pas simplement création : nuances fondamentales en art-thérapie

20/06/2025

Un choix de mots qui oriente le sens

Dans le langage courant, "création" et "expression" se confondent souvent. Pourtant, en art-thérapie, cette distinction est loin d’être anecdotique. Au fil des décennies, les théoriciens et cliniciens de cette discipline ont affiné l’emploi de ces termes. Derrière cette préférence pour "expression" se dessinent des choix cliniques et éthiques, mais aussi une meilleure compréhension de la dynamique subjective à l’œuvre dans le soin par l’art.

Origines et évolution du vocabulaire en art-thérapie

L’histoire de l’art-thérapie est indissociable des mouvements de l’art moderne et des pionniers de la psychopathologie de l’expression. Dès le début du XX siècle, des psychiatres comme Hans Prinzhorn (1886-1933) collectionnent et étudient les œuvres réalisées par des patients hospitalisés pour troubles psychiques. Son ouvrage "Expressions de la folie" (1922) marque une rupture. Il ne s’agit plus tant de juger la qualité artistique que de sonder la force expressive des œuvres considérées comme émanations directes du monde intérieur.

Par la suite, la notion d’"expression" s’impose dans le champ clinique. Le terme apparaît d’ailleurs dès les années 1930 dans le lexique médical et psychologique, avec André Lhote, puis Gaston Ferdière qui ouvre un des premiers ateliers d'art-thérapie à l’hôpital de Sainte-Anne, à Paris, dans les années 1940. D’emblée, le vocabulaire de la psychopathologie de l’expression privilégie ce qui émane de la personne et la met en jeu, plutôt que la valeur "créative" de l’objet final.

Expression vs création : distinctions conceptuelles

  • Expression : Un acte, un mouvement par lequel un vécu, une pensée, une émotion trouvent à se dire, souvent sans médiation ni censure. L’expression concerne la mise en forme, souvent brute, de quelque chose d’intime et de subjectif.
  • Création : Désigne l’élaboration d’un objet, la production d’une œuvre. L’idée de création suppose une intentionnalité, parfois une recherche esthétique ou symbolique, voire la reconnaissance, sinon la valorisation de l’œuvre.

La tension entre ces deux concepts se retrouve dans de nombreux écrits fondateurs de l’art-thérapie. L’expression évoque le jaillissement, l’extériorisation parfois incontrôlée, là où la création inclut une part de maîtrise, de distanciation, voire de souci du regard de l’autre.

L’expression : le choix du soin plutôt que de la performance

Dans la perspective thérapeutique, le primat de l’expression répond à une nécessité : permettre la mise en mot ou en forme de contenus internes qui, pour diverses raisons, ne peuvent passer par le langage parlé. Selon Didier Anzieu (1981), « l’expression plastique vient souvent pallier une carence du langage, ouvrant au sujet un nouvel espace psychique ».

Les ateliers d’art-thérapie accueillent ainsi des patients pour qui l’acte d’exprimer est déjà une conquête. Chez les enfants mutiques, les adultes dépressifs ou les personnes présentant des troubles psychotiques, il ne s’agit pas de produire une "création" au sens artistique du terme, mais d’oser ce geste premier d’extériorisation. Là réside le cœur du soin.

  • Le geste prime sur l’objet : Au sein de l’atelier, ce qui compte, c’est d’abord le passage à l’acte expressif. Peu importe la "réussite" esthétique, l’intention artistique ou la visibilité. L’objet plastique est souvent secondaire, voire éphémère.
  • Un espace protégé : L’atelier d’art-thérapie fonctionne comme un contenant, où l’expression précède la socialisation et la reconnaissance artistique. L’œuvre n’a pas vocation à être exposée au jugement ; elle est d’abord témoignage d’un mouvement psychique.

Ce que l’expression permet que la création pourrait entraver

La focalisation sur l’expression offre plusieurs bénéfices thérapeutiques majeurs, validés par la clinique et certaines études (par exemple Martin et Lusebrink, "Art Therapy: Journal of the American Art Therapy Association", 2010) :

  1. Libération de l’affect : L’acte expressif favorise la catharsis, permet la mise à distance de vécus envahissants, sans objectif de "bien faire".
  2. Réduction de l’auto-censure : L’absence de visée créative ou esthétique diminue la pression de performance, notamment chez les adultes inhibés ou dévalorisés.
  3. Accessibilité : L’exigence de création sous-entend un savoir-faire, une compétence ou une reconnaissance – autant de barrières potentielles. L’expression, elle, accueille toutes les singularités.
  4. Résonance psychique : Selon Winnicott, c’est dans le jeu et l’expérience de l’expression spontanée que le sujet se trouve – plus que dans la recherche de "création" au sens adulte.

La littérature indique par ailleurs qu’une orientation vers la "création" artistique peut, dans certains contextes, induire du stress, renforcer des mécanismes défensifs (perfectionnisme, inhibition), voire détourner le patient du travail psychique de fond (voir Lusebrink, 2004, "Art Therapy: Journal of the American Art Therapy Association").

L’expression, filtre et transformateur des contenus psychiques

Fonction essentielle de l’art-thérapie : transformer par l’expression ce qui, sinon, reste figé, agi ou somatisé. Cette vision s’inspire des modèles psychanalytiques (Freud, Klein, Winnicott) pour qui l’élaboration psychique passe par la symbolisation. Mais l’expression, contrairement à la création, ne suppose pas un aboutissement, un "produit terminé". Elle témoigne d’un processus, souvent fragmentaire et évolutif, où le support artistique (pâte, couleur, collage, argile…) sert de médiateur.

  • La symbolisation : C’est dans l’expression que le patient peut transformer un vécu informulable en une forme, puis parfois en une parole. Ce passage du corps à la trace, puis du geste au sens, donne à l’art-thérapie sa puissance de transformation (cf. Michel M’Uzan, "De l’art à la mort", 1977).
  • L’émancipation du langage : L’expression précède, parfois outrepasse, le recours à la parole. Elle ouvre un chemin à ceux pour qui la verbalisation est impossible, insuffisante ou douloureuse (Brun et Legros, "Psychopathologie de l’expression", 2002).

Expression et processus thérapeutique : observations cliniques

Sur le terrain, la force de l’expression s’observe dans la répétition patiente d’un geste, dans la variation d’un motif, dans le surgissement soudain d’une trace inattendue. L’expression autorise l’informe, les "ratés", les accidents – autant d’éléments souvent précieux pour la compréhension psychique du sujet.

  • Chez certains patients autistes, la répétition d’un trait ou d’une forme peut jouer un rôle régulateur, apaisant, jusqu’à ouvrir vers de nouveaux possibles (Frédéric Vinot, "L’enfant autiste et la médiation artistique", 2013).
  • Dans les soins palliatifs, l’expression plastique soutient l’élaboration des pertes, sans pression de produire une "œuvre" qui survivrait à la disparition du sujet.
  • Dans la réhabilitation psychiatrique, l’expression plastique est parfois évaluée comme un critère d’amélioration du contact à la réalité (cf. Échelle de fonctionnement global, OMS).

La création : un risque de glissement vers l’évaluation et la norme

Employer le mot "création" expose à introduire, même inconsciemment, une échelle de valeurs. Cette logique de reconnaissance – si précieuse dans le champ de l’art – peut se révéler déplacée, voire toxique, dans le cadre thérapeutique.

Risques associés à la focalisation sur la création :

  • Réticence à investir l’atelier chez les patients souffrant d’anxiété de performance.
  • Stigmatisation de ceux dont les gestes "ne font pas œuvre".
  • Déplacement de la finalité du soin vers une logique d’exposition et de jugement (Bouchon & Lemoine, "Art-thérapie et psychopathologie de l’expression", 2015).

Certains programmes mêlent avec discernement les deux dimensions, en autorisant les patients à donner une "fin" à ce qu'ils souhaitent présenter, mais en veillant à ce que l’espace expressif demeure ouvert, sécurisant et non normatif.

Pourquoi l’insistance sur l’expression reste actuelle ?

Aujourd’hui, la majorité des cursus d’art-thérapie, en France et à l’étranger, insiste sur la primauté de l’expression comme moteur du dispositif (cf. formation en art-thérapie Paris V, Diplôme universitaire de Montpellier, etc.).

Face à l’essor du "creative wellness" et des ateliers où la visée artistique redevient centrale, le monde clinique rappelle ce point d’ancrage : il s’agit d’accompagner l’expression de l’être, pas nécessairement sa capacité à créer une œuvre destinée à autrui.

Les chiffres du secteur témoignent de la contemporanéité de ce débat : alors que près de 53 % des ateliers qualifiés d’"art-thérapie" en institutions françaises mettent l’accent sur l’expression libre, seulement 24 % admettent la "création exposée" comme finalité (source : enquête CNFPT, 2021). L’expression demeure la visée privilégiée lors des indications cliniques sévères (troubles psychotiques, TSA, états limites), alors que la création peut être réservée à des contextes de réhabilitation ou de valorisation.

Enjeux éthiques et ouverture

Favoriser l’expression, c’est défendre la place du sujet face à l’uniformisation, à la pression de la réussite et à la tentation de la performance, si présentes dans d’autres pans de la société.

La vigilance reste de mise : l’art-thérapie n’a pas pour fonction de faire émerger des "créatifs", ni de transformer la souffrance en "œuvre à exposer". Elle offre, par ses dispositifs expressifs, un espace d’expérimentation, parfois de réparation, rarement de compétition.

Pour le clinicien, chaque mot compte. Parler "d’expression" plutôt que de "création", c’est poser un acte éthique. C’est rappeler que ce qui advient – trace, geste, matière, couleur – a d’abord valeur de témoignage d’un cheminement intérieur. Et c’est, peut-être, permettre que, progressivement, la création advienne, mais toujours en respectant le rythme intime de chacun.

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