Comprendre les racines psychodynamiques de l’art-thérapie

23/06/2025

Introduction : Lorsque le geste éclaire l’ombre

À travers la feuille blanche ou l’argile, l’art-thérapie ouvre depuis plusieurs décennies une voie pour explorer la psyché humaine là où la parole vacille. Mais derrière la simplicité apparente des ateliers plastiques, un socle théorique complexe s’articule, reliant le geste créateur au mouvement intime des forces psychiques. Comprendre les fondements psychodynamiques de l’art-thérapie, c’est interroger ce qui, dans la création, relie l’expérience subjective, les conflits inconscients et le travail de symbolisation. Cette perspective irrigue une grande partie de la pratique actuelle, appelant à une exigence clinique et à une réflexion en profondeur sur les enjeux, parfois invisibles, de l’acte créatif.

De la psychodynamique à l’art-thérapie : repères historiques et cliniques

Si l’art-thérapie s’ancre dans la nuit des temps – où la création fut d’abord rite de soin et de passage – sa formalisation en Occident reste récente, avec l’essor de la psychanalyse et des théories psychodynamiques. C’est dans les années 1940-1950, principalement au Royaume-Uni et aux États-Unis, que la rencontre entre pratiques cliniques et activités artistiques commence à prendre forme institutionnellement (Case & Dalley, 1992). Plusieurs figures pionnières, dont Adrian Hill ou Margaret Naumburg, ont posé les bases de l’art-thérapie moderne, chacun portant un accent particulier :

  • Naumburg proposait le "free art expression" comme accès direct aux images de l’inconscient.
  • Edith Kramer, influencée par Freud et Anna Freud, soulignait le rôle du processus artistique dans le renforcement de la structure du moi.

En France, la notion de psychopathologie de l’expression a connu un développement original, portée par des cliniciens comme Georges Devereux ou Michelle Dumas, conjuguant clinique, anthropologie et créations en institution. L’art-thérapie s’en est nourrie pour proposer un accompagnement où l’objet artistique, loin de n’être qu’un outil, devient médiateur et résonateur de la dynamique psychique.

Les grands concepts psychodynamiques à l’œuvre

1. Inconscient, conflit et symbolisation

La psychanalyse a posé l’idée que le psychisme n’est jamais transparent à lui-même. Freud, puis Lacan, ont souligné l’importance du symptôme comme formation de compromis, révélant la conflictualité interne. L’art-thérapie s’inscrit dans ce sillage : l’acte de créer devient un mode d’expression indirect, métaphorique, des représentations et des affects souvent inaccessibles à la parole.

  • La symbolisation représente un enjeu central : transformer ce qui est de l’ordre du vécu corporel, de l’émotion brute, en une forme (image, trace, objet) qui puisse être élaborée, partagée, contenue.
  • Le processus créatif favorise l’association libre (cf. Freud), permettant la réémergence de fragments mnésiques, d’affects, de souvenirs latents sous une forme non verbale.

2. Les mécanismes de défense et leurs traces dans la création

Dans l’atelier, le patient mobilise – souvent de manière inconsciente – des mécanismes de défense pour préserver son équilibre psychique face à des éléments déstabilisants. Sublimation, clivage, déni, projection… L’art-thérapie permet parfois d’observer, au fil des séances :

  • Le passage d’un mode défensif archaïque (ex. : destruction, effacement, répétition stérile) vers des élaborations plus structurées (construction, jeu chromatique, narration picturale).
  • La possibilité de déplacer des conflits internes vers la matière, offrant un "espace potentiel" de transformation (cf. Donald Winnicott).

3. L’objet médiateur et la triangulation thérapeutique

L’objet plastique agit comme un tiers, un médiateur transférentiel, qui structure la relation entre patient et thérapeute. Il permet d’introduire la triangulation nécessaire à tout processus thérapeutique :

  • Le patient n’est pas seul face au thérapeute ; il interagit aussi avec un objet créatif qui porte, contiend, parfois joue le rôle de témoin.
  • Cet espace-objet, ni totalement interne ni totalement externe, constitue ce que Winnicott appelait l’aire transitionnelle, lieu d’expérimentation psychique où peuvent advenir des transformations majeures.

4. Le transfert et le contre-transfert dans la création

La dynamique transférentielle – ensemble de projections affectives du patient sur le thérapeute et inversement – connaît en art-thérapie une modalité singulière : l’œuvre elle-même récolte une part de ces mouvements. Elle devient relais ou écran de projections, support d’énigmes, terrain de jeux identificatoires. C’est souvent à travers les variations dans la production plastique, dans la manière d’investir matière et couleur, que se laissent entrevoir des indices précieux sur le vécu transférentiel.

L’atelier d’art-thérapie : scènes de transformation psychique

L’espace de l’atelier n’est jamais neutre. Il joue du cadre, il catalyse la rencontre, autorise parfois la régression, soutient une conflictualité contenue.

  • Le cadre temporel (régularité des séances, durée limitée) structure le temps subjectif, impose des bornes essentielles à la mise au travail psychique.
  • La latitude formelle (choix des matériaux, des couleurs) permet de donner corps à des modalités d’expression variées, en fonction des capacités et des défenses de chaque sujet.

Des études récentes (Wood, Molassiotis & Payne, 2011) montrent l’impact mesurable de l’art-thérapie sur la réduction du stress, la meilleure gestion des émotions et l’augmentation du sentiment de cohérence chez des patients souffrant de pathologies chroniques – témoignant d’une efficacité singulière quand l’élaboration verbale échoue.

Transfert créatif et scénarios singuliers

Dans la clinique de l’enfant comme de l’adulte, la transformation d’un objet (coller, déchirer, assembler, recouvrir) condense bien souvent des problématiques d’identité, de perte ou d’agression. Le patient projette, puis transforme ; il expérimente, rejoue, parfois invente une issue là où, psychiquement, il était prisonnier d’une répétition.

  • L’observation de la dynamique de création (passage à l’acte ou capacité d’attendre, gestes précipités ou retenus, etc.) donne accès à des niveaux de fonctionnement psychique rarement atteints par d’autres voies.

Pathologies, expression et potentialités thérapeutiques

Psychoses, états-limites et trouble de l’expressivité

C’est dans les contextes les plus extrêmes que la pertinence psychodynamique de l’art-thérapie apparaît sans fard : auprès des sujets dits psychotiques, l’atelier devient souvent la scène première d’un échange symbolique défaillant ailleurs. On sait, grâce aux recherches de Jean-Pierre Klein (2009) ou de l’équipe de Sainte-Anne, que l’introduction d’un espace d’expression créative, balisé par la bienveillance et la stabilité du cadre, favorise chez certains patients :

  • La reprise d’une activité de symbolisation, même rudimentaire, là où le langage verbal s’effondre.
  • L’élaboration de scénarios imagés autorisant la figuration de l’angoisse, du morcellement, du délire, dans une forme partagée et interprétable.

Mécanismes de résilience et potentialités créatives

Les dispositifs d’art-thérapie proposent un espace singulier où peuvent émerger des formes endormies de créativité, y compris dans le cadre de pathologies chroniques (dépression majeure, troubles anxieux, etc.). Des méta-analyses récentes (Stuckey & Nobel, 2010, NIH) mettent en lumière un effet bénéfique mesuré sur les ressentis de détresse, de honte ou d’isolement, ainsi qu’une amélioration du sentiment de continuité identitaire.

  • Le processus artistique, par ses allers-retours entre plaisir, maîtrise, surprise et relâchement, constitue un laboratoire d’expérimentation où se rejouent, en miniature, les défis de l’existence psychique.

Approches contemporaines et pistes de recherche

Héritages et mutations actuelles

L’art-thérapie d’aujourd’hui ne se réfère plus seulement à la psychanalyse freudienne ou kleinienne. Elle puise aussi dans la psychologie du développement (theoriciens de l’attachement, comme John Bowlby), dans la théorie de la mentalisation (Fonagy et Target, 2004), ou encore dans les neurosciences affectives, qui confirment l’effet régulateur de la création sur certains circuits émotionnels.

Nouvelles articulations : art-thérapie et recherche en neurosciences

Des études en IRM fonctionnelle (Bolwerk et al., 2014) ont mis en évidence une activation spécifique des réseaux cérébraux liés à la régulation émotionnelle lors d’activités artistiques. Ces avancées ouvrent un dialogue inédit entre approche psychodynamique et données empiriques récentes.

  • Les recherches du Max Planck Institute ont montré, chez des sujets adultes, qu’une pratique régulière de l’art-thérapie pendant au moins 10 semaines augmentait l’activité du cortex préfrontal, zone impliquée dans le contrôle des affects et la pensée réflexive.

Questions vives pour la pratique

Face à la diversité des publics et des dispositifs, plusieurs questions demeurent ouvertes :

  • Comment préserver la spécificité de l’approche psychodynamique à l’heure de l’évaluation et des protocoles standardisés ?
  • Quelles formations permettre aux praticiens pour conjuguer exigences cliniques et créativité ?
  • Comment articuler art-thérapie individuelle et pratiques de groupe sans perdre la dimension subjective de l’expression ?

Vers un espace de création partagée

L’art-thérapie, par sa dimension psychodynamique, interroge bien plus que le soin individuel : elle dessine un espace social et culturel où le geste, la trace, la forme offrent à chacun la possibilité de rejouer, de réparer, parfois de sublimer. Si le champ continue d’évoluer, ces soubassements théoriques demeurent essentiels pour ancrer la pratique dans une compréhension nuancée de la vie psychique, des conflits qui s’y nouent et des ressources de transfiguration qu’offre la création. Reste à interroger : comment, dans la quotidienneté de l’atelier comme dans le tumulte des institutions, préserver cette tension féconde entre exigence scientifique, éthique et hospitalité du sujet ?

  • Pour approfondir : de Jean-Pierre Klein ; de Michelle Dumas ; de Judith Rubin ; base PubMed (NIH) pour les publications récentes.

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