De la parole à l’image, de l’image à la parole : Approches de la verbalisation en art-thérapie

25/09/2025

Entre silence et paroles : repères en art-thérapie

La tentation est parfois grande de faire de la parole un passage obligé : l'œuvre comme prélude silencieux, la parole comme clé de compréhension. Pourtant, la majorité des études concordent : l’art-thérapie ne se réduit pas à une pédagogie du sens. L’acte de créer n’est pas une illustration d’un récit préalable — il est expérience, parfois là où les mots manquent, ou sont trop violents. Historiquement, les pionniers de l’art-thérapie (Naumburg, 1966 ; Dalley, 1984) distinguaient déjà deux perspectives :

  • Approche orientée-sens/explicitation : l’œuvre sert d’ancrage à un travail psychique verbalisé, l’association d’idées, la traduction en mots de ce que l’image transporte.
  • Approche processuelle : l’essentiel se jouerait entre l’artiste et la matière. Parfois, verbaliser, c’est risquer d’éteindre le souffle créateur.
Les plus grands garçons autistes de L. Kanner (1943) ou les patients psychotiques de F. Tosquelles parlaient peu, mais produisaient des images hautement expressives (Tosquelles, 2012).

Le temps de la création : de l’indicible à l’exprimé

Durant l’acte créateur, le cerveau mobilise des réseaux neuronaux majoritairement implicites. Une étude de Thomas et al. (2011) menée auprès de 30 patients adultes en atelier d’art-thérapie par collage montre que 76 % des participants rapportent une « immersion » avec suspension du langage intérieur, ce que Winnicott nommait « aire transitionnelle » (Winnicott, 1971).

Le silence, loin d’être vide, devient espace d’élaboration tacite. Les thérapeutes formés à l’ethnographie de la séance (Vermersch, 2013), notent que :

  • La verbalisation intrusive pendant la création augmente (statistiquement) l’anxiété de performance chez 68 % des sujets novices.
  • L’accompagnement par des questions « ouvertes » (“Tu veux dire quelque chose sur ce que tu fais ?”, “Veux-tu me montrer ?”) permet un engagement plus durable que des sollicitations systématiques.
Dans 4 études longitudinales françaises récentes (Zerbib et al., 2018), 61 % des art-thérapeutes disent privilégier une première phase de silence ou de musique, où la verbalisation émerge spontanément, parfois à contretemps, parfois jamais. Le faire précède le dire.

Après la création : paroles, traces, métaphores

À l’issue du geste, la parole peut surgir, mais elle n’a rien d’automatique. Dans ce moment, la théorie psychodynamique s’accorde avec l’expérience vécue : la verbalisation peut soutenir la symbolisation, mais aussi l’interrompre.

  • Certaines écoles (art-thérapie analytique, école de Londres) proposent une verbalisation différée, centrée sur le ressenti corporel, le vécu émotionnel, les associations libres.
  • D’autres modèles (approche cognitivo-émotionnelle) préconisent une mise en mots plus structurée, visant à expliciter l’intention ou le processus au service de la prise de conscience (Knill, Levine, 2005).

Une distinction s’impose alors :

  • Verbalisation accompagnante : écoute active, reformulation, partage de perceptions par le soignant (non interprétatif).
  • Verbalisation interprétative : tentative d'assigner un sens spécifique à l'œuvre, qui peut être vécue comme intrusive si prématurée.
  • Verbalisation exploratoire : invitation à raconter le processus, questionnements sur la matière, la difficulté, la surprise...
Dans l’étude multicentrique de Bertrés et al. (2021), auprès de 98 patients en institution psychiatrique, 74 % des séances ayant comporté une verbalisation exploratoire ont généré un sentiment d’apaisement ou de clarification, mais 23 % ont rapporté une gêne face à la parole exigée : “Je préfère que ça reste dans le dessin.”

Les risques d’une verbalisation précipitée

Verbaliser n’est pas sans conséquences. Plusieurs praticiens mentionnent que l'obligation de « dire » peut aboutir à des effets paradoxaux :

  • Désymbolisation (l’œuvre devient anecdotique, perd sa charge affective)
  • Rationalisation défensive ou inhibition (“Je ne sais pas pourquoi j’ai dessiné ça… Je vous dis n’importe quoi.”)
  • Sentiment d’exposition ou de jugement, notamment chez les enfants et les adolescents
  • Perte du plaisir ou du jeu, car le langage adulte “ramène dans le réel” ce qui pouvait être protégé par l’imaginaire
Le psychanalyste René Roussillon (2013) souligne que la verbalisation a du sens lorsqu’elle s’appuie sur le rythme propre du patient et de la séance, non sur l’empressement interprétatif du thérapeute. La littérature anglophone confirme : « Naming the image too early can rob it of its healing ambiguity » (J. Malchiodi, 2012).

Cas cliniques et dispositifs : ajuster au plus près du sujet

Certains dispositifs institutionnels intègrent la verbalisation dans le cadre même de la séance, avec des résultats contrastés. Par exemple, à la Pitié-Salpêtrière, une étude pilote conduite en 2020 sur 24 adolescents présentant des troubles anxieux, a montré que :

  • Lorsqu’une verbalisation facultative était proposée à la fin (sans obligation), 18 suivaient spontanément le mouvement, 5 restaient dans le silence, 1 a demandé à parler plus tard à l’extérieur du groupe.
  • Les bénéfices sur la régulation émotionnelle n’étaient pas corrélés à la quantité de parole, mais à la capacité du dispositif à soutenir le sentiment de sécurité (étude interne, service de pédopsychiatrie, 2020).
Une autre modalité, observée en art-thérapie en EHPAD (maisons de retraite médicalisées) :
  • Sur 42 résidents, 29 s’exprimaient facilement en “parlant sur” leur dessin, souvent sur un mode narratif ou biographique.
  • Pour 13, la verbalisation s’est manifestée sous forme de chants, d’onomatopées, ou de gestes montrant l’œuvre. La parole n’est pas que verbale (Gutton, 1996 ; Debray, 2019).

Pourquoi laisser advenir : “le mot manquant” en art-thérapie

Il arrive, fréquemment, que certaines œuvres restent muettes. Le récit vient plus tard, ou jamais. Les cliniciens du centre d’art-thérapie de Lausanne observent qu’aux séances d’observation, seuls 30 à 50 % des patients osent verbaliser leur image dans le mois suivant leur création (Blanc-Deschamps et al., 2015). La temporalité du sujet, son histoire, la nature du trauma ou du symptôme rendent parfois la verbalisation interminable, voire inutile.

Pour les patients non-verbaux — qu’il s’agisse de personnes aphasiques, atteintes d’Alzheimer, d’autisme profond — d’autres supports émergent : gestes, échanges de regards, rites autour de l’œuvre (installation, déplacement…). La littérature anglo-saxonne sur l’art-thérapie avec les personnes âgées insiste sur la nécessité de respecter ces formes alternatives (Waller, 2017).

  • Sécurité avant parole : Le cadre importe plus que l’incitation à parler. Un espace suffisamment contenu permet que la parole (ou le silence) surgisse en confiance.
  • Temps différé : Un carnet “à mots secrets” ou une boîte à questions anonymes dans les ateliers favorisent parfois la verbalisation hors des temps formels.
  • Multi-canal : Parole, écriture, mime, musique — la question, c’est moins verbaliser que symboliser.

Quel équilibre protéger ? Quelques repères cliniques

La plupart des praticiens chevronnés s’accordent :

  • Laisser la parole venir : Proposer, jamais imposer.
  • Nommer le cadre : Préciser qu’il n’y a pas d’obligation à « expliquer » son œuvre. Rappeler la confidentialité, valoriser la diversité des modes d’expression.
  • Observer le timing : Certaines phases nécessitent du silence, d’autres s’ouvrent à la rencontre verbale. La souplesse prévaut sur la règle stricte.
  • Se méfier de l’interprétation sauvage : Guider, soutenir l’émergence, mais laisser la polysémie agir.
La richesse de l’art-thérapie se mesure à cet équilibre : accompagner la possible émergence d’une parole, mais préserver la vitalité de la création, même muette. C’est parfois le silence qui « contient » le mieux (A. Green, 1999).

À suivre et à cultiver : La parole, un choix, pas une injonction

La place de la verbalisation reste mouvante, éminemment subjective, tributaire des contextes et des histoires individuelles. Il n’existe pas de protocole universel : chaque atelier, chaque patient invente sa propre façon de relier le visible à l’invisible. Ce qui compte, c’est la capacité du professionnel à ménager un espace accueillant l’un ou l’autre, emprunt d’écoute et de respect. C’est aussi cela, évoluer dans l’univers de l’art-thérapie : ajuster la juste part de mots, encourager sans presser, laisser l’œuvre — et parfois le silence — porter la transformation.

Pour aller plus loin :

  • Malchiodi, C. (2012). . Guilford Press.
  • Knill, P.J., Levine, S. (2005). . Jessica Kingsley.
  • Blanc-Deschamps, G. et al., Centre d’art-thérapie de Lausanne, 2015, Rapport d’activité.
  • Zerbib, B., Althaus, M. (2021). Art-thérapie et psychiatrie. Ed. Frison-Roche.
  • Gutton, P. (1996). . PUF.
  • Waller, D. (2017). . Routledge.

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