Éclairer le champ : indications et contre-indications de l’art-thérapie en clinique de l’expression

24/10/2025

Entrer dans le territoire : quand et pourquoi orienter vers l’art-thérapie ?

La question des indications et des contre-indications en art-thérapie n’apparaît pas spontanément dans l’histoire de la discipline. Premier paradoxe : on prône souvent l’ouverture et l’accueil inconditionnel – « tout le monde peut créer » –, tout en sachant, depuis les débuts de la clinique moderne, que l’art-thérapie n’est ni panacée, ni terrain vague. Pour orienter justement, il faut explorer ce territoire : quels patients, dans quelles temporalités, pour quels objectifs psychothérapeutiques ?

La littérature scientifique, tout comme les retours de terrain accumulés depuis la fondation de l’art-thérapie (Gudrun von Lersner, 2020 ; Leclerc et coll., 2017 ; British Association of Art Therapists), balisent un champ où la prudence rencontre la créativité, et où l’indication se loge dans l’écoute fine des besoins et limites. Des protocoles de recommandations existent (NICE, 2014 ; HAS, 2022 pour la France), mais restent à adapter à la singularité du sujet, du cadre, de la demande.

Panorama des indications de l’art-thérapie : du trouble à la quête de sens

1. Indications cliniques validées et protocolisées

  • Troubles psychotiques et schizophrénies :

    L’art-thérapie est cité dans de nombreuses études comme un soin complémentaire efficace dans la prise en charge des personnes souffrant de schizophrénie ou de troubles psychotiques chroniques. L’expression symbolique permet parfois de contourner l’obstacle de l’angoisse de morcellement ou du trou dans la symbolisation. On estime que près de 30 à 40 % des patients suivis en art-thérapie dans les établissements publics sont issus de ces diagnostics (Barber, 2019). La HAS rappelle aussi son intérêt pour diminuer l’isolement, majorer l’engagement dans le soin, travailler le lien à la réalité.

  • Troubles dépressifs résistants et troubles anxieux sévères :

    L’art-thérapie s’avère précieuse dans des états dépressifs où le recours à la parole directe s’avère stérile. Plusieurs études contrôlées (Green et coll., 2019, dans The Arts in Psychotherapy) ont observé une réduction du score de dépression (échelle BDI : jusqu’à -6 points en moyenne) après plusieurs mois de pratique encadrée. Certains programmes prévoient deux séances hebdomadaires pendant 3 à 6 mois.

  • États de stress post-traumatique et troubles de l’attachement :

    Dans les suites de traumatismes psychiques, notamment ceux vécus dans l’enfance ou chez des populations migrantes, l’intervention art-thérapeutique facilite la mise en forme d'affects indicibles. Le rapport Art Therapy and Trauma-Informed Care (SAMHSA, 2020) recense plusieurs études montrant l’utilité de l’art dans la mise à distance et la transformation du vécu traumatique.

  • Enfance et adolescence :

    L’indication relève souvent d’un trouble du développement, d’états d’inhibition relationnelle, de difficultés scolaires massives, de troubles anxio-dépressifs. Plus de 60 % des enfants adressés en art-thérapie dans le secteur médico-social (France, DGS 2018) présentent un trouble neurodéveloppemental ou des symptômes anxieux.

  • Patients souffrant de maladies somatiques, soins palliatifs, gériatrie :

    L’art-thérapie est citée par la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs comme outil de soutien pour l’expression de la douleur, la gestion du stress, la réappropriation corporelle. Chez les sujets atteints de cancer, une méta-analyse (Elkis-Abuhoff et coll., 2009) constate une amélioration de la qualité de vie liée à l’expression artistique, avec une diminution significative des symptômes d’anxiété.

2. Approches psychoéducatives et de développement personnel

  • Soutien à l’estime de soi et à l’affirmation : Notamment en contexte scolaire, universitaire ou professionnel, où l’expression plastique redevient ressource face à une société très verbale et compétitive.
  • Accompagnement de la parentalité et des transitions de vie : Outils utilisés pour ouvrir l’espace d’écoute et de symbolisation là où l’inquiétude et le deuil font retour.
  • Prévention du burn out chez les soignants, éducateurs ou enseignants : Programmes de groupe visant à restaurer la créativité comme levier de vitalité et d’individuation.

3. Cas particuliers : contextes interculturels, institutionnels et sociaux

  • Exil, migration, situation d’exclusion sociale : L’art-thérapie, en contexte collectif, s’avère un médiateur transculturel. L’expression de l’intime y permet le passage des langues, la création d’un « tiers » apaisant (Lévy, 2012).
  • Situation de handicap ou communication limitée : Jeunes présentant des troubles du spectre autistique, adultes aphasiques, sujets en situation de polyhandicap : l’art-thérapie autorise une forme de relation “autre”, hors du langage ordinaire et de son arbitraire.

Les contre-indications : où le cadre doit primer

La question des contre-indications n’a rien d’« anti-créatif ». Il ne s’agit pas de fermer, mais de définir un espace thérapeutique sécurisant. Si beaucoup croient l’art-thérapie exempte de risques, la clinique rappelle qu’il s’agit précisément d’accueillir de l’insupportable, de l’informe, un chaos parfois trop brut. Le thérapeute doit veiller à ce que l’espace d’expression n’ouvre pas un abîme, mais propose une traversée.

Contre-indications formelles et temporaires

  • États confusionnels aigus, décompensations psychotiques non stabilisées :

    L’ouverture brutale à l’expression plastique peut désorganiser encore davantage le psychisme d’un sujet déjà en crise grave. Un rapport de santé britannique (NICE, 2014) recommande explicitement d’éviter toute psychothérapie ou médiation artistique intensive en phase aiguë ou sans accord de l’équipe soignante référente.

  • État suicidaire immédiat ou passage à l’acte imminent :

    Le travail art-thérapeutique peut, dans ces contextes, précipiter un mouvement d’effraction (affects insoutenables, reviviscences traumatiques). L’urgence doit rester le cadre prioritaire. La littérature s'accorde à préconiser une stabilisation minimale avant la mise en route d’un travail créatif (Guidance APA, 2021).

  • Absence de consentement ou refus de la démarche :

    L’art-thérapie suppose un minimum d’alliance thérapeutique. Face à un refus massif, l’acte créateur peut être vécu comme une intrusion, voire une violence supplémentaire.

  • Structure psychotique avec risque de passage à l’acte auto/​hétéro-agressif :

    Quand le passage à l’acte ou la destructivité prennent toute la scène (agressivité majeure, maniement dangereux des outils, troubles graves du comportement), le cadre doit être resserré, temporairement suspendu ou adapté : nombre de structures mettent alors en place des ateliers très ritualisés, en présence d’une équipe pluriprofessionnelle.

Limites et précautions encadrantes

  • Utilisation d’œuvres ou de supports « déclencheurs » :

    Certains supports plastiques, par leur nature (argile, aquarelle, collage avec photo), mobilisent des sensations ou des souvenirs très primitifs. Le choix du médium et l’ajustement de la proposition relèvent du savoir-faire clinique : chaque situation exige vigilance, éthique et adaptation constante (« the right medium for the right person, at the right time », selon Malchiodi, 2013).

  • Risque de sidération ou de déréalisation :

    Certains sujets, en particulier traumatisés complexes ou personnes atteintes de dissociation majeure, peuvent être sidérés par des ateliers trop ouverts, non-structurés. La structuration du cadre (temps, espace, rituels de début et de fin) se révèle ici un rempart fondamental.

Mise en perspective : clinique de la singularité et alliances plurielles

L’indication en art-thérapie se tisse dans le dialogue avec l’histoire du sujet, l’état du moment et les ressources institutionnelles. Il n’y a pas d’universalité, seulement des indications à ajuster. Un tableau à la fin d’un atelier ne signe pas la réussite d’un traitement, pas plus qu’un refus ou un blocage ne condamne à la chronicité.

Contextes Indications majeures Contre-indications majeures Précautions recommandées
Psychose Atelier groupal ou individuel, lors de phases stabilisées Phase aiguë, non-stabilisée Travail d’équipe, ajustement du rituel, suivi psychiatrique rapproché
Trauma complexe Expression symbolique graduelle, ancrée dans le sensoriel Dissociation majeure, risques de reviviscence Cadre rassurant, ritualisation, collaboration avec psychotraumatologue
Pédiatrie Médiation ludique, travail sur l’image du corps Refus global, trouble du comportement hors-cadre Travail avec équipe éducative, adaptation des supports
Soins palliatifs Réappropriation du corps, soutien de l’expression émotionnelle États confusionnels aigus Souplesse du cadre, collaboration soignants-art-thérapeutes

Oser la nuance : l’indication comme processus vivant

La clinique de l’art-thérapie invite à se tenir à la frontière : offrir, mais ne pas imposer ; ouvrir, sans désarroi. Chaque indication se construit, en dialogue, avec les ressources du sujet et le discernement thérapeutique.

Il n’existe pas d’indication universelle : l’art-thérapeute se doit de veiller à la sécurité psychique, à la disponibilité symbolique, à la capacité d’élaboration. Et parce que l’expression touche au cœur du vivant, l’indication et la contre-indication évoluent, s’ajustent, parfois même au fil d’une même séance.

Là réside toute la richesse et la beauté exigeante de cette clinique : permettre que, parfois, peindre ou modeler devienne possible, alors que parler ne l’est pas – et savoir attendre, écouter, retarder, quand il le faut.

  • Références :
    • High Authority of Health (HAS), 2022 : Stratégies thérapeutiques en autisme
    • NICE Guidelines, 2014 : Psychosis and schizophrenia in adults
    • Gudrun von Lersner et coll., 2020 : « Art Therapy With Refugees » Journal of Clinical Psychology
    • Green et coll., 2019 : « Art Therapy Improves Depression, Anxiety and Stress… » The Arts in Psychotherapy
    • SAMHSA, 2020 : Art Therapy and Trauma-Informed Care
    • Barber, 2019 : « Art Therapy in Severe Mental Illness », Art Therapy Journal
    • Lévy, 2012 : « L’art-thérapie transculturelle », L’autre
    • Elkis-Abuhoff et coll., 2009 : « Art Therapy for Cancer Patients », Arts in Psychotherapy
    • Malchiodi, C.A., 2013 : « Art Therapy and Health Care »
    • APA Guidance, 2021 : Therapy for Crisis and Suicide Prevention

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