Art-thérapeute sans formation clinique : mythe possible ou risque réel ?

17/06/2025

Des racines historiques ambiguës

L’art-thérapie, telle que nous la connaissons, trouve ses origines au croisement des sciences humaines, de la psychiatrie et des pratiques artistiques. Dès les années 1940, Margaret Naumburg aux États-Unis et Adrian Hill en Grande-Bretagne étaient artistes autant qu’éducateurs ou proches du monde médical. En France, la figure de Jean Dubuffet, avec son exploration de l’Art Brut, a posé la question : l’art suffit-il à lui-même pour « réparer » l’humain ? Peu à peu, la professionnalisation a entraîné une distinction : faire une activité créative accompagnée n’est pas faire de l’art-thérapie.

Cependant, il n’a jamais existé de frontière naturelle et simple entre l’acte artistique et le soin par l’art. Beaucoup de praticiens « autodidactes » ont, par le passé, montré leur efficacité – parfois au prix de crises graves ou de désillusions. Dès les années 1970, les institutions psychiatriques françaises ont formulé le besoin d’un cadre clinique (voir l’ouvrage collectif L’Art-thérapie en question, Champ Social, 2018).

Qu’entend-on réellement par « formation clinique » ?

La formation clinique désigne l’acquisition de compétences spécifiques :

  • Connaître les grandes familles de troubles psychiques, du TSA (Trouble du spectre autistique) aux troubles de l’humeur
  • Savoir repérer les signes d’une décompensation ou d’une crise (par exemple : crise suicidaire, fugue dissociative)
  • Pouvoir évaluer la pertinence ou le danger d’une proposition artistique selon l’âge, l’histoire, la psychopathologie du sujet
  • Acquérir des outils de supervision, d’analyse de pratiques, de régulation du contre-transfert
  • Maîtriser un référentiel éthique (secret professionnel, consentement, respect du cadre…)

En France, la Fédération Française des Art-Thérapeutes (FFAT) et la Société Française de Psychopathologie de l’Expression (SFPE-AT) insistent sur cette dimension : l’art-thérapeute n’est pas un animateur socio-culturel mais un praticien du soin formé à la clinique.

Pratiquer sans formation clinique : quels sont les arguments ?

Certains avancent que l’essentiel du travail tient d’abord dans la dynamique artistique et relationnelle : il s’agirait « d’ouvrir un espace », de « faire confiance au processus », voire de « laisser œuvrer l’inconscient ». Cette perspective, défendue notamment par Shaun McNiff (professeur d’art-thérapie américain), soutient qu’une posture humble et intuitive peut suffire dans nombre de situations non pathologiques (McNiff, 1992).

Plusieurs associations anglosaxonnes, telles que l’American Art Therapy Association, tolèrent l’existence de « facilitators » ou « creative arts practitioners » intervenant dans des cadres éducatifs ou communautaires, à condition de ne pas revendiquer le titre d’art-thérapeute.

Certains chiffres traduisent cependant la prééminence de la dimension clinique en Europe : selon l’étude Ecarte (European Consortium for Arts Therapies Education, 2018), plus de 85 % des art-thérapeutes reconnus en France, Allemagne, Belgique et Suisse ont suivi une formation clinique d’au moins deux ans, dont la moitié en milieu hospitalier.

Les risques d’une pratique sans socle clinique

Derrière la volonté d’agir « intuitivement » pointe le danger du fantasme de toute puissance thérapeutique. L’absence de formation clinique peut entraîner plusieurs risques très concrets :

  • Risque de réactivation traumatique : Une consigne artistique anodine peut raviver un souvenir douloureux, notamment chez les personnes porteuses de psychotraumatismes. Sans grille d’analyse, l’accompagnant est démuni face à la sidération, la dissociation, ou l’angoisse subite de l’usager.
  • Confusion des rôles : L’absence de cadrage clinique favorise la confusion entre amis, coachs, thérapeutes, éducateurs, risquant ainsi l’installation de dynamiques de dépendance.
  • Manque de repérage des symptômes graves : Selon la Haute Autorité de Santé (HAS, 2017), « tout professionnel intervenant auprès de personnes en souffrance psychique doit pouvoir repérer les signes de danger ». Cette compétence conditionne la sécurité de la relation.
  • Obstacle à l’alliance avec les soignants : Dans les établissements médico-sociaux, la collaboration interdisciplinaire est centrale. Ne pas maîtriser la « langue clinique » isole le professionnel voire expose les usagers à des ruptures de suivi.
  • Exposition légale : En cas de plainte, la justice apprécie les bases de formation et de supervision comme gages de sérieux professionnel, selon l’Ordre des psychologues (2019).

Un chiffre peu connu : sur les 224 signalements d’événements indésirables graves dans le champ psycho-social en 2020 (source : Observatoire national du suicide, 2021), environ 14 % étaient liés à des pratiques non encadrées, dont certaines relevant de l’art-thérapie informelle.

Cadres, certifications, jurisprudence : un paysage encore flou

La France ne réglemente pas (encore) officiellement le titre d’art-thérapeute, contrairement au Royaume-Uni où le HCPC (Health and Care Professions Council) délivre une accréditation nationale. Cette absence de loi n’est pourtant pas synonyme de flou total. De nombreuses institutions exigent désormais un cursus clinique assorti de stages en psychiatrie, gériatrie ou pédopsychiatrie.

Selon l’HAS, « la qualification professionnelle, la supervision régulière et l’inscription dans une équipe » sont des critères incontournables pour toute intervention thérapeutique en établissement. De fait, plusieurs jugements ont établi la carence de formation comme circonstance aggravante lors de situations litigieuses (Cour d’Appel de Paris, 2018).

De plus, plusieurs universités (Lyon 2, Paris-Descartes, Grenoble, Lille) conditionnent leur Diplôme Universitaire d’Art-Thérapie à la validation de modules de psychopathologie clinique.

L’écoute et le soin : où commence le champ du thérapeutique ?

Pourquoi la formation clinique est-elle si décisive ? Parce qu’ouvrir un espace de création, c’est ouvrir – parfois à l’insu même du praticien – des failles, des vertiges, des souvenirs enfouis.

  • La connaissance de la psychopathologie ne sert pas à « cadenasser » la liberté expressive mais à garantir une enveloppe protectrice.
  • Le regard clinique permet de ne pas interpréter ou surinterpréter la forme produite : tel enfant mutique qui peint un arbre décharné n’a pas nécessairement « un problème », mais il revient à l’art-thérapeute de repérer une éventuelle détresse derrière le symbole.
  • La supervision clinique prévient le risque de projection du praticien sur son patient : un aspect parfois mis de côté par ceux qui ne connaissent pas le travail d’analyse de la relation transférentielle (inspiré des travaux de Winnicott, de Naumburg, de de Saussure, etc.).

Les alternatives : médiation artistique, animation, créativité à visée de bien-être

Faut-il pour autant décourager toute activité créative sans formation clinique ? Non, mais la clarté dans la dénomination importe. Animer des ateliers d’expression plastique, de mémoire, de partage, etc. relève de la médiation artistique, de la pratique sociale ou éducative.

L’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) distingue nettement entre « accompagnement par l’art » et « art-thérapie ». Le premier suppose bienveillance, compétences créatives, et sens du groupe. Le second requiert, de surcroît :

  • L’analyse clinique d’un processus psychique
  • Un dispositif de suivi formalisé
  • Un cadre d’évaluation et de supervision

Cet usage précis des mots protège d’ailleurs les usagers : en 2022, la DGCS (Direction générale de la cohésion sociale) a publié une recommandation rappelant que « l’emploi du terme ‘thérapie’ engage à un niveau de responsabilité spécifique ».

Il existe donc des voies pour proposer des expériences artistiques « sécurisées », pourvu que soient respectés les cadres déontologiques.

Perspectives pour la profession : entre vigilance et créativité

Le débat autour de la formation clinique en art-thérapie n’est pas qu’une affaire d’école ou de titre. Il touche à l’exigence éthique : qui accompagne, avec quels savoirs, et jusqu’où ?

Dans un contexte de souffrance psychique croissante (1 Français sur 5 concerné par un trouble anxieux ou dépressif selon l’Inserm, 2023), la créativité partagée reste une ressource précieuse. Mais elle ne se substitue jamais à la rigueur clinique quand il est question de souffrance profonde, de vulnérabilité, ou de prise en charge complexe.

Développer la coopération entre artistes, éducateurs et cliniciens demeure un défi central pour que l’art-thérapie continue d’évoluer, en portant à la fois la sensibilité et la sécurité. Distinguer clairement les pratiques, nommer les compétences, reconnaître leurs limites : aucun affadissement, mais une invitation à une créativité pleinement responsable.

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