L’art-thérapie, souffle et matière : accompagner les maladies chroniques et somatiques

04/11/2025

Éprouver le corps : quand la maladie chronique invite à repenser l’accompagnement

La littérature médicale estime que plus d’un tiers de la population française vit aujourd’hui avec une maladie chronique (Caisse nationale de l’Assurance maladie, chiffres 2022). Lupus, sclérose en plaques, polyarthrite, mucoviscidose, diabète, cancers, Maladie de Crohn, fibromyalgie... La liste est inlassablement longue et polymorphe. À côté, les pathologies dites « somatiques », enracinées dans le corps, font de la chair un terrain d’épreuves, d’incertitudes récurrentes, d’altérations du rapport à soi. Les avancées thérapeutiques permettent de prolonger la vie, mais comment continuer à faire œuvre de vie dans un corps souvent douloureux, limité, imprévisible ?

Ce terrain n’est pas celui de la « guérison » au sens strict, mais de l’accompagnement, du soulagement, d’une quête de sens et de continuité existentielle. C’est là que l’art-thérapie – discipline déjà reconnue dans la prise en charge en santé mentale – chemine désormais plus audacieusement vers les troubles somatiques et chroniques.

L’art-thérapie face à la maladie somatique : déployer des possibles là où le contrôle se dérobe

Dans la maladie chronique, le contrôle sur son propre corps s’effrite. Les gestes se font parfois rares, rudes, gauches ; la parole s’efface derrière la fatigue, la douleur, la sidération. L’art-thérapie propose alors un espace où l’on peut recommencer à toucher le réel, autrement, sans l’enjeu de « produire du beau » ou de « réussir ». Le médium plastique offre une zone de liberté et d’expérimentation, où des sensations longtemps tues se déplient à nouveau.

  • Restituer l’agentivité : Peindre, modeler, découper, c’est redevenir en action ; c’est « faire » plutôt que « subir », même au sein de petites marges.
  • Ressentir sans juger : Les flux d’émotions ou de douleurs trouvent des passages hors des mots, réduisant la culpabilité de ce qui déborde.
  • S’approprier le corps : Tracer, frotter, enrouler, confronte et re-sensualise le rapport à une chair autrement médicalisée, dépersonnalisée.

Les études issues de la psycho-oncologie ou des consultations spécialisées en maladies chroniques convergent : l’activité créative diminue la perception subjective de la douleur (Cassileth et al., Journal of Pain and Symptom Management, 2009), améliore la qualité du sommeil et réduit les symptômes anxieux et dépressifs associés (Stuckey & Nobel, Art Therapy for Chronic Disease, 2010). L’OMS, dans son rapport « Health Evidence Network Synthesis Report » (2019), souligne l’apport singulier des arts dans le champ de la santé globale.

Le processus créatif comme espace de contenance et de symbolisation

Nombre de maladies chroniques – inconnues, bruyantes, invisibles aux autres – engendrent un sentiment de « fragmentation » : le corps n’est plus familier, la parole se dérobe sous le poids de l’épuisement. Ici, la création plastique sert de double : témoin muet, elle accueille ce qui, parfois, ne peut ni se dire à l’entourage, ni verbaliser devant le corps médical.

  • Le cadre sécurisant : L’atelier n’est ni la chambre d’hôpital, ni la maison : il offre un temps et un espace préservés, régulés par la présence d’un tiers.
  • La « trace » : Ce qui est créé subsiste au-delà de la séance, constituant une mémoire d’expérience, une continuité symbolique à travers l’évolution de la maladie.
  • L’ambivalence corporelle : Peindre le corps douloureux ou l’envelopper dans la matière, c’est dialoguer autrement avec l’ambivalence d’un corps à la fois intime et étranger.

L’art-thérapie peut offrir ainsi un espace où se négocie, se transforme le rapport à la souffrance, rappelant la pensée de D.W. Winnicott : le « playing », le jeu créatif, comme espace intermédiaire, transitionnel, permettant d’expérimenter sans danger.

Dans les ateliers, il n’est pas rare de voir surgir des œuvres expressionnistes, des motifs récurrents de fragments, d’organes, de barrières, ou des paysages traversés de fissures. C’est là, dans la forme, le signe d’un corps vivant, qui persiste malgré l’atteinte.

Art-thérapie et maladies chroniques : apports documentés

  • Cancer : Plusieurs méta-analyses montrent que des patients suivis en art-thérapie durant la chimiothérapie déclarent une réduction de la fatigue, un renforcement de l’estime de soi et un meilleur vécu du parcours de soins (Monti, Franks & al., JCO, 2006).
  • Polyarthrite & Fibromyalgie : Dans une étude espagnole (García-Rodríguez & al., « Arts in Psychotherapy », 2017), l’art-thérapie a favorisé la mobilité des mains, la gestion de la douleur et la diminution de la perception de l’isolement.
  • Enfants atteints de maladie chronique : L’approche créative facilite l’expression émotionnelle, réduit l’anxiété pré-opératoire et améliore l’alliance thérapeutique (Malchiodi, C.A., « Art Therapy with Chronic Illness », 2012).
  • Sclérose en plaques : Les ateliers mêlant mouvement, couleur et récit de soi favorisent la résilience et une « cohérence identitaire » malgré les symptômes fluctuants (Aldridge, D., « Art, Creativity and Chronic Illness », 1998).

Côté chiffres, selon l’étude de l’ARTZ Consortium (2021, Royaume-Uni), 68% des participants déclarent que l’art-thérapie a « amélioré leur capacité à gérer les symptômes quotidiens », et près de 80% rapportent un « sentiment d’espoir accru » en phase avancée de leur maladie.

Au-delà du chiffre, ces témoignages – paroles souvent collectées dans les ateliers, dessins entassés sur la table, gestes retrouvés malgré la douleur – forment une constellation vivace d’expériences.

Quelles modalités, quels dispositifs ? La pratique au plus près de la clinique

L’art-thérapie avec un public atteint de maladie somatique obéit à des impératifs différents de ceux des prises en charge exclusivement psychiques :

  • Adapter le médium : L’énergie fluctuante des patients invite à proposer des supports modulables, parfois très simples (papier, argile, tissus), favorisant des gestes courts et répétés.
  • Temps et rythme : Les séances sont fréquemment plus courtes, voire fractionnées, et tiennent compte de la variabilité des états physiques (poussées, hospitalisation, effets secondaires des traitements).
  • Positionnement : Certains patients peignent ou créent alités ; il s’agit d’accepter l’immobilité comme nouvelle scène de création.
  • Groupes ou individuels : Les dispositifs collectifs favorisent le sentiment d’appartenance, brisent l’isolement, mais la création individuelle garantit un espace de « retournement sur soi ».
  • Ethique du soin : L’art-thérapeute n’est ni soignant classique, ni animateur, mais un tiers, garant du cadre et du respect du rythme de chacun.

Les hôpitaux et centres de rééducation, notamment en oncologie, en rhumatologie ou en gériatrie, s’ouvrent de plus en plus à ces approches : à l’Hôpital Georges Pompidou (Paris), le centre Gustave Roussy, ou encore à la Mayo Clinic (Minneapolis), des ateliers d’art-thérapie sont intégrés aux parcours de soins, souvent en lien avec le psychologue clinicien ou l’équipe de la douleur.

Des limites, des défis : entre reconnaissance, preuves scientifiques et égarements possibles

Si l’engouement pour l’art-thérapie appliquée au champ somatique est indéniable, une rigueur s’impose :

  • Les études restent hétérogènes (petits échantillons, méthodologies variées), rendant difficile l’établissement de protocoles standardisés. L’INSERM le rappelle dans son rapport « Applications de l’Art-Thérapie » (2020).
  • L’art-thérapie ne prétend pas soigner la maladie elle-même mais bien accompagner la personne dans sa globalité – attention donc à ne pas substituer ou minorer l’abord médical classique.
  • Risque d’une instrumentalisation du « créatif » : faire de la création un « pansement » psychologique, sans prendre en compte ce qui peut émerger de difficile, d’ambivalent ou de douloureux, serait passer à côté de l’essence du travail clinique.
  • Enfin, une formation solide, supervisée, est incontournable pour garantir une pratique éthique, suffisante à contenir ce qui peut déranger – images du corps malade, parole du trauma, deuils multiples.

Vers une reconnaissance accrue : l’art-thérapie, espace d’innovation et de rencontres

Aujourd’hui, la place croissante de l’art-thérapie dans les parcours de vie avec la maladie chronique ou somatique témoigne de la pluralité des réponses possibles : là où la biomédecine soigne, l’art-thérapie tend à réparer la subjectivité, à ouvrir des brèches vers du possible, du vivant, du partage.

Des témoignages recueillis au fil des années dessinent une même trajectoire : « Je ne guéris pas, mais je m’habite à nouveaux endroits », « Grâce à la peinture, je retrouve un territoire à moi, pas à la maladie », « L’atelier, c’est là où mes douleurs ne sont ni niées ni amplifiées, juste reconnues ».

Entre distance et proximité, le corps et ses blessures deviennent matière à penser, à sentir, à imaginer. L’art-thérapie, à cette croisée, n’a sans doute pas dit son dernier mot : elle continue, à pas feutrés, de rappeler que, même chroniquement éprouvé, un corps peut redevenir monde à traverser, à exprimer, à aimer.

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