Dessiner le lien : Réinventer l’alliance thérapeutique en art-thérapie

21/09/2025

Comprendre l’alliance thérapeutique : un cadre, des visages

Il existe de multiples définitions de l’alliance thérapeutique, mais la plupart des recherches contemporaines en retiennent un socle commun : accord sur les objectifs et les tâches thérapeutiques, qualité du lien émotionnel, et sentiment d’être ensemble “dans la même barque” (Bordin, 1979). On sait depuis les travaux de Horvath & Symonds (1991) qu’une bonne alliance augmente massivement les chances d'amélioration, toutes modalités confondues.

Mais l’art-thérapie, en introduisant la création comme intermédiaire, repense le “nous” thérapeutique. Il ne s’agit plus seulement d’un face-à-face parlant, mais d’un triangle : patient, thérapeute, et support de création. Cette triade transforme en profondeur les modalités de coopération, de confiance, et d’investissement mutuel.

L’art comme tiers médian : un allié et un défi pour le lien

Le premier bouleversement tient à la présence du “tiers médian” (M. Safra, 2012), notion largement partagée par les art-thérapeutes. L’œuvre, la production plastique, occupe une place centrale, tantôt objet transitionnel, tantôt miroir, tantôt espace de projections et de ressources.

  • Favoriser la distance, permettre l’approche : Là où, dans certaines situations psychiques, le face-à-face direct est impossible ou persécutant, le médium artistique offre une distance protectrice. L’alliance s’amorce alors parfois “côte à côte”, les regards dirigés vers l’œuvre, non l’un vers l’autre.
  • Donner corps à ce qui ne se dit pas : Les patients présentant des troubles sévères (psychoses, autisme, mutisme, post-traumatismes) trouvent dans le geste créateur un langage alternatif. L’art-thérapie devient alors souvent le seul espace où un lien de confiance et de compréhension peut se tisser, alors même que les mots font défaut (Malchiodi, 2012).
  • Résistance et alliance paradoxale : L’expérience de l’atelier montre que certains patients, séduits par la possibilité de “parler autrement”, investissent l’alliance par la création mais maintiennent une forme de résistance au lien verbal, ce qui nécessite une extrême attention clinique pour ne pas réduire la relation à une simple “co-activité” créative.

A ce stade, un chiffre : chez les enfants autistes, 65 % des professionnels notent que la première alliance se construit plus aisément grâce à la médiation du dessin ou du modelage, selon une enquête de la SFPE-AT (2020). Cela ne signifie pas que l’alliance est plus “facile”, mais souvent plus authentique dans sa lente émergence, traversée d’allers-retours entre présence et retrait.

Le non-verbal : un langage singulier pour l’attachement thérapeutique

Si l’on se fie à l’expérience des cliniciens et à divers travaux (Waller, 2006 ; Levine, 2015), la spécificité de l’art-thérapie réside dans la part d’expression non-verbale. Entre gestes, rythmes, choix des outils ou des couleurs, l’alliance se construit dans l’observation fine des processus, là où la voix peut parfois manquer.

  • L’observation du processus créatif : La manière dont une personne investit l’espace, cherche (ou évite) le regard du thérapeute, signale ses besoins d’autonomie ou de guidance, tout cela parle, au fil des séances, de la nature du lien de confiance établi.
  • La gestion du silence : Là où un silence dans une thérapie verbale peut signifier un retrait, en art-thérapie il devient souvent présence pleine : le silence partagé n’est pas vide, il est habité par le bruissement des gestes, le frottement du pastel, le souffle attentif de l’autre.

Sur ce point, Oliver et Pappenheim (2017) soulignent que dans les institutions médico-sociales, 40 % des premières alliances s’ajustent par la “synchronie non-verbale” plutôt que par le premier entretien verbal.

L’œuvre : écran, lien, révélateur

L’objet artistique occupe un rôle paradoxal au sein de la relation : il protège, il relie, il risque de faire écran. Le patient peut s’y cacher, ou au contraire s’y dévoiler intensément. Le thérapeute devient alors garant du cadre, attentif à ne pas s’immiscer dans une production qui l’exposerait trop.

  • Production comme passerelle : L’alliance se densifie souvent lors de la co-contemplation d’une œuvre, chacun y projetant, y lisant, ce qui ne peut s’énoncer ailleurs.
  • Position éthique : L’art-thérapeute doit conjuguer soutien, non-jugement, et respect de la temporalité expressive. Le risque est de sur-interpréter ou de forcer un “nous” fusionnel par excès d’empathie.

Dans une étude comparative conduite à l’hôpital Sainte-Anne, 84 % des patients mentionnent que “l’œuvre produite a facilité une forme d’alliance” alors même qu’ils ne se sentaient pas prêts à verbaliser directement (Perron-Borelli, 2015). Preuve que la création n’est pas simple “détournement”, mais partenaire actif du lien thérapeutique.

Alliance et temporalités : lenteur, ruptures, ajustements

Construire la confiance en art-thérapie nécessite parfois de repenser la notion du temps. La production artistique a sa propre temporalité, souvent décalée de celle des exigences institutionnelles ou de l’angoisse de “progresser vite”.

  • Lenteur constructive : Chez les patients traumatisés, la mise au travail plastique permet un pacte implicite : “nous irons à ton rythme”. Ce respect du temps non-imposé fonde la possibilité même d’une alliance sincère.
  • Ruptures silencieuses : Abandon temporaire de la production, destruction d’œuvres, refus d’entrer dans l’atelier : ces signes, loin d’être des échecs, représentent souvent des étapes clé de l’alliance, nécessitant de l’ajuster, de la réinventer.
  • Co-construction et souplesse : Aucune alliance ne se décrète définitivement : en art-thérapie, elle se tricote, se détricote, se renoue au rythme du vécu partagé et de la sensibilité de chacun aux mouvements transférentiels.

Spécificités selon les publics : enfants, adolescents, psychoses

Aborder le lien thérapeutique en art-thérapie sans nuance selon les âges ou les pathologies serait faire fi de la complexité du travail clinique. Quelques repères :

  • Enfants : Pour les plus jeunes, la médiation plastique est souvent le seul accès à une relation de confiance, là où le langage est en construction ou entravé. Selon l’INSEE (2019), 1 enfant sur 7 présentant des troubles du langage bénéficie plus aisément d’une relation de soin par l’art que par la parole seule.
  • Adolescents : L’adolescence convoque le défi du retrait, de la contestation, mais aussi d’une créativité intense. Le support artistique crée une zone d’accordage possible, un “espace transitionnel” (Winnicott) où l’alliance se construit en négociant la juste distance.
  • Personnes psychotiques : Ici, la relation est souvent marquée par la nécessité d’un cadre ferme, mais suffisamment souple pour permettre la singularité de l’expression. L’alliance s’incarne dans la régularité, la discrétion, l’absence d’intrusion et la valorisation des moindres tentatives de contact.

Asymétrie, co-création, éthique du lien

Construire l’alliance en art-thérapie, c’est négocier entre l’asymétrie du dispositif thérapeutique (nécessaire à la sécurité) et la dynamique de co-création, qui encourage une forme d’équivalence symbolique : chacun peut s’étonner de ce qui surgit, des œuvres produites, de ce qui se révèle.

  • Co-création : Certaines approches (atelier d’art-thérapie groupal, co-réalisation d’une œuvre) élargissent le spectre de l’alliance : elle devient polyphonique, ou le groupe, l’espace, les productions partagées participent à la création du lien.
  • Éthique du respect : Toujours, l’art-thérapeute veille à ne pas “récupérer” l’œuvre à des fins d’évaluation ou de diagnostic sauvage : le respect du cheminement créatif prime sur tout.

Un chiffre rare : 67% des art-thérapeutes interrogés par l’American Art Therapy Association (2019) identifient le respect du cadre éthique dans la gestion des œuvres comme déterminant majeur pour préserver la qualité de l’alliance, tous contextes confondus.

Perspectives cliniques et évolutions

Parce qu’elle fait du processus créatif le cœur du soin, l’art-thérapie invite à repenser sans cesse la notion d’alliance thérapeutique. La cohabitation de l’irreprésentable, du non-dit, et de la puissance symbolique du geste créatif appelle le clinicien à écouter autrement, à observer le visible et le caché, à honorer chaque infime pas vers la confiance.

Face aux défis contemporains – nouvelles technologiques, travail à distance, mutations du soin psychique – l’art-thérapie garde cette singularité : faire du lien non pas un préalable mais un chantier, un processus vivant où sentir, formuler, et peindre se conjuguent pour permettre, au creux même de la création, la naissance d’un véritable “nous” thérapeutique.

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