Le temps, allié invisible : structurer le cadre en art-thérapie par la durée et la fréquence

17/09/2025

La temporalité : de l’organisation au contenant psychique

Les cadres institutionnels ou privés de l’art-thérapie varient : la séance individuelle hebdomadaire d’une heure, l’atelier groupal bi-hebdomadaire, la médiation artistique ponctuelle, la résidence artistique sur plusieurs jours… La multiplicité de formats répond à des contextes, à des patientèles, à des indications cliniques. Mais au-delà du « pratico-pratique », chaque modalité temporelle porte un sens, et la stabilité du rythme a valeur de contenant.

  • Le temps structurant : Anzieu, dans Le groupe et l’inconscient (1984), souligne la fonction organisatrice du cadre temporel : la régularité et la prévisibilité rassurent, délimitent une « unité de temps » où l’exploration intérieure devient possible.
  • Le temps comme frontière narcissique : Winnicott évoquait l'importance de « l’aire intermédiaire d’expérience », sécurisée par des repères fiables. Savoir que la séance commencera et s’arrêtera à heure fixe, que la médiation artistique n’envahira ni ne disparaîtra brutalement, soutient l’illusion transitionnelle et protège la psyché (D. W. Winnicott, Jeu et réalité, 1971).

Le temps, dans ce contexte, ne se contente pas d’ordonner : il devient une enveloppe, un espace étayé où la régression, la remise en jeu de scénarios précoces ou l’émergence de la créativité trouvent un support indéfectible.

Durée des séances : impacts cliniques et processus psychiques

L’effet des variations de durée

  • Les séances brèves (20–30 min) sont parfois privilégiées avec de très jeunes enfants ou des personnes fragiles, en institution. Elles permettent de ne pas saturer le cadre d’angoisse, de contenir l’excitation, tout en favorisant la symbolisation. Cette brièveté offre un début et une fin clairement identifiables, soutenant la construction d’une temporalité interne.
  • Les séances d’une heure (standard dans la plupart des pratiques adultes) facilitent une plongée plus profonde dans les processus inconscients : le temps d’investir le matériel, d’élaborer, de prendre du recul, de symboliser – puis d’accepter la fin, parfois vécue comme un petit deuil rituel qui se répète.
  • Des ateliers longs (2 à 3 heures), souvent en groupe ou dans le cadre de stages, introduisent une autre dynamique : la possibilité de s’immerger, d’entrer dans un « temps hors temps », de rencontrer la matière, d’éprouver ses propres limites d’endurance ou de concentration.

La question de la temporalité interne

La durée d’une séance résonne toujours avec le vécu subjectif du patient : Pour certains, une heure paraîtra une éternité ; pour d’autres, le temps filera sans s’en rendre compte. Cette expérience singulière du temps – l’attente, la saturation, la frustration, l’impatience, la dilatation – constitue elle-même un matériau thérapeutique.

  • L’enfant hyperactif, qui trouve insupportable le ralentissement : la régularité, la brièveté, l’étayage concret apaisent l’angoisse.
  • L’adulte déprimé, qui n’arrive pas à « entrer » dans le temps de la création : le cadre stable, la répétition, finissent par créer des failles dans l’inertie, ouvrant un espace d’investissement psychique.

Diverses études ont montré que la perception subjective de la durée varie fortement selon l’état émotionnel du sujet, ce qui doit toujours être pris en compte dans le réglage du cadre (Droit-Volet, S. et al., « Time perception, depression and sadness », Behavioral Processes, 2013).

Fréquence et régularité : instaurer le rythme, stimuler le processus

L’importance de la répétition

La plupart des dispositifs cliniques préconisent une fréquence régulière (une à deux séances par semaine la plupart du temps). Ce rythme n’est jamais arbitraire : il répond à la nécessité inscrite dans la psychodynamique du changement.

  • Maturité du processus : La transformation passe par la répétition, par le retour, par le temps laissé à la décantation entre les séances. L’étude longitudinale du British Journal of Art Therapy (2017) rapporte une amélioration significative des capacités de symbolisation et de gestion des affects chez les adolescents dépressifs, à partir de douze séances hebdomadaires, la continuité permettant un véritable « travail de tissage » psychique.
  • Soutien du sentiment de sécurité : Pour des personnes marquées par des ruptures (traumatismes, hospitalisations, parcours migratoire), chaque séance, fixée à intervalle régulier, devient une « balise » dans l’existence. Cette balise structure la continuité du Moi et permet de traverser les crises, d’expérimenter un cadre fiable (B. Cyrulnik, Les vilains petits canards, 2001).
  • Prévention de la saturation : Dans certains troubles psychotiques, la trop grande fréquence risque d’augmenter l’angoisse de morcellement ; dans d’autres cas (syndromes de l’attachement, difficultés chroniques à symboliser), la raréfaction des séances entrave la possibilité de tisser du sens. La régulation du rythme suppose une évaluation clinique fine et réajustée en permanence.

Les effets d’une modification du rythme

  • L’augmentation de la fréquence (par exemple, passage de 1 à 2 séances par semaine) peut favoriser les « percées » de symbolisation, mais comporte un risque d’épuisement pour certains sujets.
  • L’espacement trop important (toutes les deux ou trois semaines) aboutit souvent à une baisse d’investissement, à une rupture du sentiment de continuité, voire à une réactivation de sentiments d’abandon.

Ce délicat réglage du tempo interroge la singularité du sujet : il n’est pas une règle « en soi », mais une donnée à co-construire, à ajuster, à négocier.

Le temps hors du temps : temporalité créative et mémoire du cadre

En art-thérapie, il arrive fréquemment qu’au fil des séances récurrentes, se crée une bulle : un espace où le temps semble suspendu, propice à l’émergence de souvenirs, d’images, de rêveries. Cette expérience du « temps suspendu », étudiée par C. De Toffoli et al. (Revue Française d’Art-Thérapie, 2021), est souvent décrite par les patients eux-mêmes comme un refuge, un abri, un « ailleurs ». Ici, la notion de kairos – temps opportun, décisif – dépasse la stricte chronologie : la matière plastique offre une expérience polysensorielle, où le temps se tord, s’étire, se condense.

L’inscription d’une mémoire du cadre, forgée par la répétition des séances, donne naissance à une temporalité interne, nouvelle, support du travail de symbolisation. Après plusieurs semaines ou mois d’un atelier programmé à la même heure, nombre de participants « sentent » intérieurement l’approche de la séance, évoquent la matérialité du cadre comme un appui, une sécurité de base. La présence de la durée trouve ici sa pleine dimension de contenant transitionnel (Brun, A., « La fonction contenante de la temporalité en psychothérapie », Cliniques méditerranéennes, 2007).

Paradoxes et limites du cadre temporel

Entre flexibilité et invariance

Si la ritualité du temps rassure, trop de rigidité peut figer le cadre, le rendre stérile. Un réglage « parfait » de la fréquence et de la durée ne supplée jamais à l’écoute du sujet dans sa singularité. La question du rythme se joue alors dans un va-et-vient subtil entre fidélité au cadre et capacité à l’assouplir lorsque le processus, ou l’actualité du lien thérapeutique, l’exigent.

Parmi les paradoxes les plus notables :

  • La durée d’une séance peut devenir, en cas de transfert massif, objet de toutes les projections (attente, crainte de l’abandon, colère à la séparation, soulagement à la fin…).
  • La fixation rigide du temps peut renforcer, chez le patient psychotique, un vécu de persécution ou déclencher des rituels obsessionnels, imposant alors une modulation du cadre.

À l’inverse, la perméabilité totale du cadre affaiblit son pouvoir structurant : la soudaine interruption d’un cycle, l’annulation répétée des rendez-vous, l’irrégularité, sapent la sécurité interne et désorganisent le processus symbolique.

Quand le temps devient matériau thérapeutique

Le temps ne se joue pas uniquement dans le réglage du cadre : il surgit parfois dans la production plastique elle-même. Le travail de répétition, la lente élaboration d’un collage ou d’une sculpture, le séchage de la peinture, la dissolution progressive de la matière, tout cela vient mettre en scène – de façon immédiate et souvent non verbale – la question de la patience, de la transformation, de l’attente. Dans un atelier auprès de jeunes adultes psychotiques, la mise en place d’un temps limité (40 min), mais reproduit chaque semaine, a permis de constater une réduction des comportements d’agir impulsifs ainsi qu’une augmentation nette du temps passé à l’élaboration collective des œuvres (source : Rapport d’activité CMP Lyon Sud-2018).

Parfois, la mise à disposition d’une horloge visible apaise l’angoisse ; d’autres fois, elle cristallise le conflit. Mais presque toujours, la manière dont chacun « habite » le temps de la séance – se précipitant au début, s’activant à la fin, gardant ses œuvres pour les faire durer plus longtemps – raconte l’histoire de sa capacité à symboliser, à différer, à entrer dans un processus d’élaboration plutôt que de décharge.

Perspectives : penser le temps comme processus vivant

La structuration du cadre temporel en art-thérapie reste un chantier vivant, sans recette figée. Chaque indication, chaque groupe, chaque personne impose de réinterroger ce rythme : tenir la ligne, l’assouplir, nommer les exceptions, expliquer les enjeux, et faire du temps – dans sa dimension de durée, de fréquence, d’attente, de répétition – un lieu d’invention possible.

Ce que nous enseigne la clinique, c’est qu’à travers la régularité des séances, la constance des horaires, mais aussi la créativité face à l’imprévu, se joue une transmission quasi tacite : celle d’un tempo interne, capable de soutenir la croissance psychique, d’accueillir la surprise, et parfois même, paradoxalement, de libérer l’imaginaire.

À travers la minutie du cadrage temporal, se révèle, dans l’ombre portée de la répétition, la promesse d’un espace du possible : là où, enfin, créer, c’est aussi structurer son propre devenir.

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