Jeu du cadre : la souplesse en art-thérapie, entre fidélité et adaptation

12/10/2025

Définir le cadre : Entre rituel et territoire protégé

Dans la sphère de l’art-thérapie, la notion de “cadre” s’impose d’emblée comme un point d’ancrage. Souvent assimilé à un ensemble de règles – horaires, espace, durée, confidentialité –, il est pourtant bien plus qu’un carcan logistique : il constitue le socle qui autorise la liberté d’explorer, le rituel qui rassure, le territoire qui protège. Tel un canevas pour le peintre, il crée les conditions nécessaires à l’expression authentique et à la transformation psychique.

Ce cadre, loin d’être figé, se trouve en tension permanente : il organise et contient, mais il dialogue aussi avec les mouvements intérieurs du patient. D’après René Kaës, le cadre « rend possible l’activité psychique et le jeu des processus inconscients » (René Kaës, Le groupe et le sujet du groupe, Dunod, 1999). C’est dire qu’il a une fonction d’accueil, mais aussi d’étayage, offrant une « peau psychique » (Bick, 1968) lorsque l’individu en éprouve le besoin.

Le paradoxe de la constance : Pourquoi ne pas tout adapter ?

Adapter le cadre : l’idée fleurit spontanément dès lors que l’on songe à la singularité de chaque parcours thérapeutique. Cependant, la tentation du “sur-mesure” à outrance comporte des risques subtils. Si l’on modifie trop hâtivement les frontières – horaires variables, consignes fluctuantes, présence d’objets extérieurs non anticipés –, le sentiment de sécurité peut se fragiliser.

  • La ritualisation sert de repère en cas d’angoisse. Chez des patients fragilisés (trauma, psychose), la prévisibilité du cadre aide à limiter la décompensation (Marie-Christine Laznik-Penot, La naissance du langage, PUF, 2012).
  • La solidité du cadre supporte la projection : il est l’écran où se dépose l’inquiétude ou l’agressivité, sans que la relation ne s’effondre.
  • L’invariance du cadre autorise la régression créative et la répétition, conditions favorables à la réparation psychique (Donald W. Winnicott).

Les études longitudinales menées dans des centres hospitaliers français (D. Rousseau, CH Sainte-Anne, 2016) montrent que la stabilité du cadre contribue à une baisse du taux d’abandon en atelier d’art-thérapie de près de 18% chez les patients suivis pour troubles anxieux ou psychotiques sur 24 mois.

Quand le cadre doit-il évoluer ?

L’immuabilité n’est jamais absolue. De nombreux cliniciens témoignent que l’évolution du patient appelle parfois à assouplir, déplacer, ou au contraire, resserrer le cadre.

Trois grandes situations ressortent :

  1. Quand l’alliance est fragile : Pour certains patients, notamment adolescents ou jeunes adultes, la capacitance au cadre initial peut être limitée (volonté d’explorer l’extérieur, résistance passive). Dans ce cas, introduire des modalités intermédiaires – par exemple, une plage de parole plus longue en début de séance – peut relancer l’engagement sans diluer l’enveloppe du cadre.
  2. En cas de crise ou de passage à l’acte : Si un patient traverse un épisode aigu (idées suicidaires, agitation intense), il devient parfois nécessaire d’ajuster temporairement la fréquence, d’ouvrir l’atelier à une tierce personne (médiateur, soignant référent), ou de recentrer les modalités créatives sur des supports moins déstructurants (argile, modelage) pour contenir l’expressivité (Institut de Psychiatrie de Montréal, Revue L’autre, 2017).
  3. Face à l’intégration et aux progrès : À mesure que le processus s’ancre, certains signes (investissement plus autonome du matériel, verbalisation plus fluide) signalent que le patient est prêt à s’approprier davantage l’espace de création. On peut alors proposer d’élargir le choix de matériaux, d’allonger la durée des mises en commun, ou, dans certains cas, de questionner ensemble la poursuite du cadre initial.

Repérer les indices d’évolution chez le patient : signes cliniques et seuils

Ajuster le cadre n’est jamais arbitraire : il s’appuie sur des observations précises. Parmi les signes évoquant une modification utile, les recherches (D. Anzieu, F. Roustang, 2015, Eres) et l’expérience des praticiens relèvent :

  • La répétition rigide d’un motif ou d’un thème, signalant un besoin de variation pour éviter l’impasse créative.
  • L’absence ou l’excès d’investissement de l’espace de l’atelier (repli sur soi ou dispersion dans l’ensemble de la pièce).
  • Une demande explicite venant du patient de changer d’axe, de support, ou de rythme – qui peut être abordée en entretien de façon structurée, jamais sur l’instant.

Le psychiatre britannique Peter Fonagy insiste sur le rôle central de la mentalisation et du sentiment de sécurité interne : "L’ajustement du cadre doit soutenir et non menacer la naissance d’un espace mental où le sujet peut jouer, expérimenter et penser à ses émotions." (Institut Peter Montagnier, 2020)

Les dérives et écueils d’un cadre trop plastique

L’expérimentation illimitée séduit, mais elle comporte des risques réels :

  • Confusion des rôles : L’art-thérapeute cesse d’incarner un point d’appui fiable, l’espace thérapeutique se mue en lieu indifférencié. Le patient peut perdre le sens de la relation, glisser vers la toute-puissance ou l’abandon.
  • Érosion de la confiance : Des changements de règle non préalablement travaillés sont souvent vécus comme des ruptures de contrat, source de méfiance voire d’agressivité passive (voir Étude Hospitalière Grenoble-Alpes, 2019).
  • Symptômes de déliaison : Les patients présentant des pathologies narcissiques ou des troubles dissociatifs peuvent voir leur capacité à symboliser altérée si le cadre perd sa cohérence (Green, A., 2004).

Les repères fournis par le cadre sont d’autant plus précieux que la demande initiale est floue ou implicite – ce qui est fréquent en art-thérapie. Une étude italienne de 2018 (Società Italiana di Arteterapia, Rome), sur 174 adultes hospitalisés, révèle que 66 % des patients jugent “essentiel” un cadre stable, alors que moins de 6 % souhaitent une adaptation fréquente du dispositif.

Balises éthiques et engagement du thérapeute

Adapter le cadre invite l’art-thérapeute à une vigilance éthique constante : il s’agit de questionner à chaque bifurcation la balance entre autonomie et protection du patient, invention et stabilité.

  • L’ajustement du cadre doit être pensé, discuté, co-construit si possible – non imposé sur une pulsion de “sauver” ou de “plaire”.
  • Le recours à la supervision s’avère un outil précieux : dans 77 % des cas rapportés (Étude SFPEADA, 2022), les modulations de cadre validées en supervision aboutissent à une meilleure alliance thérapeutique sur le moyen terme.
  • La transparence vis-à-vis du patient est indispensable : annoncer, expliquer, contextualiser toute évolution du dispositif protège la relation de confiance.
  • En institution, un dialogue avec l’équipe interdisciplinaire garantit la cohésion des interventions et prévient l’isolement décisionnel du praticien (L. Crocq, Psychiatrie de l’enfant, 2011).

Ce questionnement éthique s’enracine dans le respect du rythme propre à chaque sujet – un rythme singulier, vécu, qui doit être écouté autant que guidé.

Exemples cliniques : la théorie à l’épreuve des pratiques

La question de l’adaptation du cadre émane souvent du terrain, là où les rencontres déjouent les schémas préalables. Quelques vignettes illustrent la richesse et la complexité de cette approche :

  • Un jeune adulte présentant un trouble de l’attachement, initialement intolérant à toute consigne formelle, trouve un étayage bénéfique en commençant par des séances “ouvertes” (temps moins structuré ; choix libres d’outils), avant d’accepter graduellement des temps ritualisés pour l’accrochage et le rangement des œuvres. La réintroduction du cadre favorise ici la symbolisation du lien.
  • Chez une patiente dépressive récurrente, l’élargissement ponctuel du temps de parole en début de séance (passage de 5 à 15 minutes) a soutenu le passage d’un mutisme anxieux à une expression picturale plus investie : évolution observée sur 8 semaines (données inspirées du CHU de Nantes, 2020).
  • À l’inverse, dans un cas de psychose débutante, l’assouplissement hâtif du cadre a généré un phénomène de “débordement de l’atelier” : augmentation marquée de l’agitation, décharge sur les murs et le mobilier, nécessité de reposer immédiatement un cadre fixe pour assurer la continuité du processus thérapeutique (Revue L’autre, 2017).

Regards croisés : ce que disent les sources scientifiques et les praticiens

Revue de littérature et terrain dialoguent pour inspirer la réflexion :

  • Dans un article fondateur, Cathy A. Malchiodi (Art Therapy: Journal of the American Art Therapy Association, 2012) souligne que la “souplesse du cadre est corrélée à une meilleure adaptation chez les enfants présentant des besoins spécifiques, dès lors que l’intention thérapeutique est explicitée et comprise”.
  • Un rapport de l’ (2019) sur l’art-thérapie communautaire observe que les ateliers les plus efficaces alternent constance rituelle et adaptabilité proactive du dispositif, avec des taux d’assiduité supérieurs de 22 % quand une consultation régulière du cadre est instaurée.
  • La synthèse du Königsberg Art Therapy Research Group (2021) mentionne la nécessité de poser à intervalle régulier la question du cadre au patient lui-même, en l’invitant à verbaliser ce qui favorise son implication. Cela participe d’un processus d’autonomisation et de co-construction.

Vers un cadre vivant : l’art de l’équilibre

Adapter le cadre en art-thérapie n’est ni une fuite devant l’institutionnel, ni une cession systématique au désir du patient : c’est un art de l’équilibre, où chaque ajustement doit servir la sécurité et la croissance du sujet. Entre fidélité supportante et créativité clinique, la règle ne vaut que si elle est habitée, interrogée, incarnée – jamais figée, jamais dissolue.

La pratique rigoureuse, éclairée par la réflexion éthique et l’expérience partagée, demeure la boussole. Peut-être est-ce là la marque distinctive de l’art-thérapeute : savoir modeler le cadre, non comme on plie un métal, mais comme on fait vibrer une toile, jusqu’à ce qu’elle puisse accueillir toute la palette de la transformation.

Références (sélection) :

  • Kaës, R. Le groupe et le sujet du groupe. Dunod, 1999.
  • Winnicott, D.W. Jeu et réalité. Gallimard, 1975.
  • Laznik-Penot, M.-C. La naissance du langage. PUF, 2012.
  • Malchiodi, C.A. Art Therapy: Journal of the American Art Therapy Association, 2012.
  • OMS, Rapport sur l’art-thérapie communautaire, 2019.
  • Institut de Psychiatrie de Montréal, Revue L’autre, 2017.
  • Königsberg Art Therapy Research Group, 2021.
  • Società Italiana di Arteterapia, Rome, 2018.
  • Données CHU Nantes, 2020 ; CH Sainte-Anne, 2016 ; Hospitalière Grenoble-Alpes, 2019 ; SFPEADA, 2022.
  • Green, A. La folie privée. Gallimard, 2004.

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