Façonner ou fixer ? Adapter le cadre en art-thérapie à la singularité des publics

03/10/2025

Pourquoi le cadre : fondations, fonctions, paradoxes

Évoquer le « cadre » en art-thérapie, c’est amalgamer plusieurs dimensions :

  • Dimension spatiale : le lieu, la disposition, la « sécurité » de l’espace.
  • Dimension temporelle : la durée, la fréquence, la régularité.
  • Dimension d’outils et de médiums : choix contraint ou libre, mise à disposition, règles d’utilisation.
  • Dimension relationnelle : place et posture du professionnel, modalités d’interactions possibles.

À la suite de Winnicott et Anzieu, on reconnaît au cadre une fonction de contenant (voir Anzieu, 1985). Cette enveloppe sécurisante permet au processus créatif d’advenir, à la régression contrôlée de se risquer, tout en circonscrivant ce qui doit rester hors-jeu (l’agir non symbolisé, l’envahissement). Mais ce cadre protecteur porte en lui un paradoxe : là où certains y trouveront appui, d’autres pourront le vivre comme entrave. Cette frontière fluctue selon l’âge, les fragilités psychiques, les attentes conscientes ou non.

Ajuster le cadre, une nécessité ? Regards croisés sur les publics

Enfance : flexibilité et fermeté, un équilibre subtil

Chez les enfants, la question du cadre se pose d’emblée comme un ajustement permanent. Selon une étude de l’INSERM (2019), près de 10 % des enfants en milieu scolaire en France présentent des troubles psychiques nécessitant un accompagnement spécifique. Dans ces contextes, le cadre n’est pas qu’une structure : il devient un repère rassurant, ponctué de rituels — la chanson qui ouvre la séance, l’ordre du rangement du matériel. Mais ce même cadre nécessite une souplesse : un enfant avec des troubles du spectre autistique n’a pas les mêmes besoins rituéliques qu’un autre vivant un trauma.

  • Pour certains, le choix du médium doit être restreint afin de ne pas susciter d’angoisse par une trop grande liberté.
  • Pour d’autres, au contraire, une panoplie d’outils laissés à disposition sera réparateur d’une histoire de contrôle (violence, environnement carencé).

L’observation obstinée de ces réactions engage l’art-thérapeute à être à la fois gardien du cadre et ajusteur bienveillant, comme le décrit Marie Adam dans « Du cadre à l’accompagnement en art-thérapie » (Revue L’Art-thérapie, 2022).

Adolescence : tester les limites pour se trouver

L’adolescence est le temps des passages, des remises en cause, de la recherche de maîtrise sur son environnement. Ici, la question du cadre devient même objet de la séance : quel adolescent n’a pas tenté de déplacer les horaires, contourner les règles ? C’est dans le rapport au cadre, non comme prison mais comme balise, que se joue parfois la dimension thérapeutique. Daniel Marcelli, pédopsychiatre, rappelle que « le cadre est alors un miroir du fracassement des repères internes, et l’occasion d’une réparation par l’expérience » (cf. « Adolescents : doigts d’honneur et malaises », PUF, 2014).

  • Une séance trop rigoureusement menée risque d’étouffer l’expérimentation et la confrontation bienfaisantes.
  • A contrario, une absence de cadre favorise l’agir, voire l’intrusion du monde extérieur parasite.

Certains dispositifs choisissent alors de négocier le cadre avec les adolescents, grâce à des contrats partagés, des temps de parole pour questionner la règle, voire transformer ponctuellement l’espace ou le temps de la séance.

Troubles psychotiques graves et états-limites : le cadre comme tuteur

Les personnes présentant des troubles psychotiques nécessitent une grande vigilance autour du cadre. La littérature clinique insiste sur la nécessité de ne pas trop moduler le contenant dans ces cas : Karine Douplitzky, dans L’Année psychanalytique internationale, 2011, souligne que trop de souplesse risque d’ouvrir la voie à l’angoisse de morcellement, à la confusion entre dedans et dehors. Ici, le défini et le répété (mêmes horaires, mêmes places, même matériel) sont gages de sécurité. L’adaptation du cadre y est minimale, même si l’observation des états de l’usager doit rester fine pour prévenir le risque de rigidification totale, qui serait tout aussi pathogène.

  • Certains ateliers protègent de toute surprise : matériel prémédité, rituels immuables.
  • Dans d’autres cas, une minuscule latitude (choix entre deux couleurs, déplacement dans l’atelier) suffit à relancer le sentiment de créativité tout en garantissant la sécurité.

Personnes âgées, maladie d’Alzheimer : souplesse adaptative et maintien du sens

En gériatrie, l’enjeu du cadre se renouvelle : 20 à 25 % des personnes de plus de 75 ans souffrent de troubles cognitifs en France (source : Santé publique France, 2021). Ici, il s’agit moins de fixer une règle définitive que d’accompagner le glissement des repères. Les ateliers constatent l’utilité de modifier la durée de la séance en fonction de la fatigue, de répéter l’introduction à la consigne, de simplifier le matériel, tout en préservant un noyau identitaire — la même table, les mêmes photos exposées, un rythme similaire.

  • Une trop grande adaptation fait perdre le sentiment de continuité : l’identité s’effrite.
  • Un cadre contraint exclut les fluctuations inhérentes à la pathologie : il faut alors inventer une malléabilité fondée sur le sens plus que sur la lettre de la règle.

Psychotraumatisme, exil, grande précarité : cadre et hospitalité psychique

Les publics marqués par l’exil, la précarité extrême ou les traumatismes sont, selon une enquête de la Fédération des acteurs de la solidarité (2022), particulièrement exposés au risque de désaffiliation et d’insécurité psychique. Dans ces ateliers, le cadre revêt une dimension d’hospitalité : être accueilli sans jugement, trouver une structure sans violence. L’ajustement constant s’invente parfois à chaque séance — adapter l’heure au rythme de la nuit, accepter l’introduction d’objets personnels, permettre, à certains, de ne participer qu’obliquement.

L’essence du cadre dans ces espaces ne réside pas dans son invariabilité, mais dans sa capacité à incarner la bienveillance non intrusive. C’est la cohérence du geste thérapeutique, plus que la rigidité des règles, qui sert de repère.

Entre normes et créativité : l’éthique du cadre

Si l’adaptation du cadre, sur le terrain, répond à une évolution des besoins, elle pose inévitablement la question de l’éthique. Quelle légitimité pour modifier ce qui fonde le processus thérapeutique ? Trois niveaux se dégagent, que synthétise la Fédération Française des Art-thérapeutes (FFAT, charte éthique) :

  1. Soutenir la confiance : la prévisibilité du cadre rassure et construit la relation.
  2. Favoriser l’autonomie : ajuster pour relancer l’initiative, sans infantilisation.
  3. Éviter l’agir thérapeutique : ne pas céder à la tentation du tout-adaptable, qui peut masquer une fuite de l’engagement personnel du sujet.

Ce n’est donc ni dans la rigidité ni dans la complaisance que le cadre tient son efficacité clinique, mais dans sa capacité d’interprétation, de réinvention créatrice, au service de la rencontre singulière.

Données de terrain, études et retours d’expérience : quelles pratiques ?

Quelques chiffres illustrent l’hétérogénéité des pratiques : un rapport Observatoire National de l’Art-thérapie (2020) montre que 62 % des ateliers collectifs adaptent ponctuellement la durée de la séance selon la fatigue ou la dynamique du groupe. 51 % des cliniciens interrogés introduisent des variations de médiation (musique, collage, terre, peinture) en fonction des besoins émergeant au fil des séances. Cependant, seuls 18 % estiment que le cadre est entièrement « malléable » : la majorité (72 %) défend un cadre souple mais inscrit dans une structure référente (horaires, lieu, confidentialité).

En pratique, les ajustements du cadre répondent à trois principes

  • Observation clinique approfondie : c’est l’écoute aiguisée des signaux faibles (mises à distance, agitation, demandes répétées) qui guide l’ajustement.
  • Co-construction : avec certains publics, la négociation des règles devient thérapeutique.
  • Reste du cadre symbolique : même si le matériel, l’horaire ou le médiateur fluctuent, la finalité de l’espace thérapeutique doit rester claire et contenante.

Quand (et comment) moduler : repères pour la pratique

  • Mobiliser le « cadre dedans » : pour des sujets défaillants dans leur capacité d’auto-contenance, le cadre doit rester stable, ritualisé.
  • Ouvrir le « cadre dehors » : lorsque le désir d’explorer, de renverser les codes, de s’affirmer domine (surtout chez les adolescents), l’assouplir en concertation permet à la dimension créative de s’épanouir.
  • Adapter sans effacer : chaque ouverture doit être reliée à une logique thérapeutique explicite, partagée au possible.

En ce sens, le cadre en art-thérapie se pense comme une forme évolutive, dont la plasticité reste indexée à chaque rencontre, chaque temporalité, chaque histoire. Il est continuellement questionné, stabilisé, transformé par, et pour, l’accompagnement du public — et non pour servir un idéal abstrait de la pratique.

Toujours vulnérable, toujours à questionner : le cadre comme processus vivant

Interroger la modulation du cadre en art-thérapie, c’est entrer dans une hospitalité instable mais féconde. La clinique, tout comme la littérature spécialisée, montre la richesse et la nécessité de cette vigilance : tenir le cadre pour certains, l’assouplir pour d’autres, mais toujours garder en vue la finalité symbolisante et l’intégrité de la personne accompagnée. Geste d’équilibriste plutôt que recette à appliquer, cette modulation devient, au fond, l’un des rares « invariables » de notre métier : rester présent à la juste distance, inventer une réponse à chaque sujet.

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