Soutenir l’intensité : traverser la crise émotionnelle en art-thérapie

08/10/2025

Quand la création provoque l’orage : comprendre la crise en art-thérapie

L’espace de création, loin d’être un simple « exutoire », entrelace symbolisation et matérialité. Mais il arrive que l’élan expressif provoque une montée soudaine d’angoisse, de souvenirs traumatiques ou d’émotions brutes qui débordent la capacité d’auto-contenance. Une enquête menée par le British Association of Art Therapists notait que plus de 35 % des art-thérapeutes rapportent des situations de crise aigüe (crise de panique, agressivité, effondrement émotionnel) au moins une fois par trimestre (BAAT, 2022).

  • Effraction mnésique : Certaines images ou sensations picturales réactivent des souvenirs enkystés, menant à des réactions émotionnelles imprévisibles (par exemple, l’usage de la couleur ou d’une texture particulière évoquant un passé traumatique).
  • Débordement psychomoteur : Pour certains patients, le geste créatif devient tempête motrice, entre agitation et retrait, mettant en jeu la sécurité du cadre.
  • Fragilisation des défenses : Manipuler la matière, c’est altérer les frontières psychiques, ce qui, chez des sujets vulnérables, peut mener à une désorganisation passagère.

Mais s’il est crucial de repérer ces moments, il importe aussi de souligner que la crise, dans la temporalité thérapeutique, n’est pas strictement un échec – elle constitue parfois le passage nécessaire vers une intégration ultérieure. 

Installer un cadre suffisamment contenant : architecture clinique de la sécurité

La gestion du débordement émotionnel commence bien avant l’irruption de la crise. Elle se joue, dès le premier entretien, dans la mise en place d’un cadre pensé pour soutenir, mais sans rigidité asphyxiante (Revue de Psychiatrie, 2017).

  • Limites spatiales et temporelles : Définir clairement l’espace, la durée et la temporalité des séances. Ce balisage offre un repère externe, là où l’intérieur vacille.
  • Règles explicites et souplesse adaptative : Il s’agit d’annoncer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas (notamment par rapport aux comportements auto et hétéro-agressifs), tout en étant prêt à ajuster certains aspects pratiques selon la situation clinique.
  • Contractualisation du possible et du non-possible : L’auto-engagement dans la démarche, même ténu, peut être soutenu par un contrat verbal ou écrit sur la participation, la confidentialité, la gestion des oeuvres.
  • Préparation aux orages émotionnels : Dans certains contextes (traumatisme, troubles psychotiques, adolescents en crise), signaler que des émotions intenses sont , et non problématiques en soi, peut amorcer une représentation de la crise comme traversable.

Comme le dit le psychanalyste Didier Anzieu, « pour qu’il y ait transformation psychique, il faut un « sac » étanche mais perméable : contenir sans emprisonner ». Le cadre est la première enveloppe du contenant psychique partagé.

Stratégies d’intervention sur le vif : accueillir, nommer, canaliser

Quand la crise survient – larmes incontrôlables, crises de rage, sidération ou mutisme brutal – l’intervention se joue tout entière dans l’instant. L’art-thérapeute occupe alors « la fonction d’étayage », un terme emprunté à Winnicott, mais qui prend ici un relief particulier :

  • Présence régulatrice : Essentielle d’abord : être « avec », garder une posture ancrée, calme, sans abdiquer l’autorité symbolique du cadre. Laisser s’exprimer tout en veillant à la sécurité de chacun.
  • Interventions verbales minimales mais structurantes : Certaines situations demandent peu de mots, mais les bons : nommer ce qui se passe (« Je vois que c’est difficile en ce moment », « Quelles sensations montent, là, tout de suite ? »). L’étude de Gussak (2017, Journal of Art Therapy) montre que la verbalisation simple favorise la décharge émotionnelle et la reconstruction d’un sentiment de contrôle.
  • Utilisation de la matérialité créative comme médiateur : Parfois, on invite la personne à poursuivre le geste, à modifier la matière, ou même à “mettre en pause” le processus créatif par un changement d’outil, permettant ainsi une sortie en douceur de la crise sans recourir immédiatement au verbal.
  • Gestion des comportements à risque : Si la crise s’oriente vers l’autoagression ou l’hétéroagression, la priorite absolue est la sécurité (mise à l’écart, appel à des collègues, explication claire des limites). Les recommandations des HPU de Genève (2020) rappellent l’importance d’un protocole d’intervention (liste de contacts, plan d’urgence) à rendre visible dans l’atelier.

La crise devient alors non l’occasion d’une rupture, mais une matière à symboliser – plus tard, si besoin, par des retours sur ce qui a été vécu.

Accompagner l’après-coup : métaboliser et sublimer l’intensité

Plus que l’intensité de la crise, c’est sa digestion qui conditionne l’évolution thérapeutique. Selon une étude menée par l’American Art Therapy Association (2019), 68 % des patients ayant vécu un débordement émotionnel en atelier témoignent, rétrospectivement, d’une réorganisation de leur rapport à l’émotion quelques semaines plus tard. À condition que l’après-coup soit accompagné :

  • Analyse post-crise : La séance suivante permet de retraverser l’épisode, de déployer de nouveaux mots, parfois de remanier ou d’exposer (ou non) l’oeuvre produite durant la crise.
  • Inscription dans le fil thérapeutique : La crise n’est jamais isolée. Elle intéresse l’histoire du sujet et la dynamique du transfert ; ceux-ci doivent être interrogés, non seulement lors de supervisions, mais dans le va-et-vient clinique régulier.
  • Mises en récits, à géométrie variable : Certains patients voudront dire, d’autres peindront, d’autres encore manipuleront la matière silencieusement. La diversité des modalités de transformation devient ici une force de l’art-thérapie par rapport à d’autres médiations.
  • Travail ponctuel avec l’entourage : Dans certains contextes (enfants, patients institutionnalisés), il sera souvent salutaire d’accompagner aussi l’entourage pour dédramatiser l’événement et proposer des pistes de gestion hors atelier.

Facteurs de vulnérabilité et populations à risque : ajuster la posture

L’expérience de l’atelier n’est pas homogène : certains profils exposent à un risque plus élevé de « tempêtes intérieures ». Les personnes ayant vécu des traumas complexes (enfance, violence, migrations), les personnes présentant psychoses ou troubles bipolaires, ou certains très jeunes ou très âgés, méritent une vigilance et une adaptation des pratiques.

  • Pour les adolescents : alternance entre retrait et explosion, besoin de rituels plus repérables, grande sensibilité à l’aspect non verbal de l’atelier.
  • Pour les patients psychotiques : plus grande structuration du cadre, souplesse dans la proposition des médiateurs, appuis sur des repères spatio-temporels forts (repères sensoriels, horaires fixes).
  • Pour les personnes traumatisées : introduction progressive dans la création, vigilance à l’utilisation de couleurs/matières évocatrices, accompagnement du flot émotionnel par des interventions corporelles douces si besoin (exemple : prise de la main, respiration guidée).

Les chiffres du dernier rapport de la HAS – Haute autorité de santé (2022) sur l’art-thérapie rappellent que la perception de l’atelier comme « sécurisant » par les patients est le premier facteur associé à leur persévérance dans le processus thérapeutique.

Entre maîtrise et lâcher-prise : l’art-thérapeute face à sa propre vulnérabilité

Si l’accompagnement des crises mobilise autant de savoir-faire que de savoir-être, il interpelle également la posture personnelle de l’art-thérapeute. La gestion de l’intensité émotionnelle expose aux phénomènes de « contre-transfert émotionnel »: angoisse, sentiment d’impuissance, parfois même fascination ou sidération.

  • Supervision clinique régulière : Primordiale pour élaborer ce qui a été éprouvé, éviter l’isolement, et ajuster sa propre tolérance à l’intensité.
  • Formation continue : S’informer des nouvelles approches, notamment autour du trauma et des techniques d’ancrage corporelles, améliore la qualité de la présence clinique.
  • Soutien institutionnel structurés : Les ateliers d’analyse des pratiques ou groupes Balint restent des ressources précieuses pour s’extraire de la logique de « l’urgence solitaire ».

Ce travail sur soi, régulier et humble, nourrit la capacité à contenir l’autre sans se perdre ni devenir un simple technicien du cadre.

Vers une clinique du passage : de la tempête à la transformation

À force d’expérience, une conviction se renforce : la crise, quand elle est traversée avec soins, peut devenir matrice de mouvement. En art-thérapie, le débordement émotionnel n’est pas une digue qui cède sans retour, mais un seuil à franchir – souvent à plusieurs. Accepter l’intensité, inventer le dispositif juste pour chaque sujet, explorer ses propres failles de praticien, c’est honorer une clinique du passage : celle qui fait du chaos momentané un possible tremplin vers l’autonomie symbolique.

Le geste qui semblait impossible, la couleur intolérable, le cri muet prennent alors sens au cœur du processus. Soutenir sans absorber, réguler sans normaliser, transformer sans annuler : tels sont les défis, inlassablement rejoués, de l’art-thérapie face à l’émotion en crise. La traversée compte autant, en ce lieu, que l’arrivée.

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