L’art-thérapie face au trauma : le geste, l’image, le soin

02/11/2025

L'empreinte du traumatisme : entre fragments et silence

Le traumatisme psychique bouleverse l’ordre interne, désorganise la continuité de l’histoire personnelle et laisse la psyché comme démantelée. Selon l’OMS, on estime qu’un adulte sur cinq vit au moins un épisode relevant d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT) au cours de sa vie (OMS, 2022). Les chiffres montent à plus de 30 % pour les victimes de violences sexuelles ou de catastrophes naturelles. Mais derrière la statistique se dessine une réalité composite : douleur, flashbacks, évitement, anesthésie émotionnelle, altérations du rapport au corps et aux mots.

Le trauma n’est pas un simple souvenir douloureux : il s’impose, il ravage, il fait effraction. Judith L. Herman (Trauma and Recovery, 1992) insistait sur la perte de mots, la difficulté du récit, l’impression de “zone blanche” dans la mémoire. Or, toute la difficulté de la reconstruction consiste précisément à remettre du lien, du sens, du vivant là où une partie de l’humain a été comme figée.

D’où vient la force transformatrice de l’art-thérapie ?

Depuis les années 1970, l’art-thérapie a prouvé son efficacité dans l’accompagnement des personnes traumatisées (Baum, 2018). Elle ne vise pas à “réparer” mais à créer un espace d’expression là où la parole fait défaut, là où la mémoire se cabre. Quels sont alors ses leviers spécifiques ?

  • Une liberté face au langage : Ni exigence narrative, ni contrainte d'ordre. La création artistique permet d’approcher le trauma par le biais du sensoriel et du symbolique. L’image, la forme, la couleur sont souvent plus accessibles que les mots, surtout chez les victimes d'agressions récentes ou d’abus infantiles, pour qui témoigner semble insurmontable.
  • Le corps comme médiateur : Le traumatisme s’incarne, littéralement. Il laisse des traces somatiques, parfois évidentes (douleurs, troubles du sommeil), parfois plus diffuses (troubles dissociatifs, crainte du toucher). Selon Bessel van der Kolk (“The Body Keeps the Score”, 2014), le travail corporel, que mobilise l’art-thérapie, est souvent nécessaire avant même toute “parole sur le trauma”.
  • Le processus créatif comme espace de contrôle retrouvé : Face à l’impuissance traumatique, l’acte de créer — choisir, modeler, effacer, recommencer — réinstaure une forme d’agir sur le monde. Cet effet “restaurateur” a été documenté dès les années 1990 (Talwar, 1992) dans des dispositifs auprès d’enfants déplacés par la guerre.

Quand l’art devient mémoire : approches cliniques et dispositifs

On ne saurait évoquer la reconstruction post-traumatique sans aborder le délicat passage de l’innommable à l’image ou à la forme. Plusieurs dispositifs, testés cliniquement, permettent de mesurer le chemin parcouru.

Le dessin libre chez les enfants victimes de violences

  • En 2014, une étude de l’INSERM dirigée par Sylvie Trosseille a suivi 63 enfants victimes de violences intrafamiliales placés en foyer : 87 % d’entre eux utilisaient dans les premiers temps de l’atelier des couleurs sombres, des traits hachurés, aucune représentation d’eux-mêmes ou des adultes. Après 12 séances, la moitié d’entre eux réintroduisaient des personnages, inventaient de petites histoires en images, se risquaient à parler de ce qui s’était passé (données INSERM, 2014).
  • La plasticité de l’enfant n’abolit pas la violence du trauma, mais sa créativité, lorsqu’elle est contenue et reconnue, fait souvent office d’“antichambre” du récit : le dessin ouvre une issue vers la symbolisation.

Peindre la mémoire traumatique chez les adultes réfugiés

  • Dans les groupes menés auprès de réfugiés syriens en France (étude menée par Médecins Sans Frontières, 2018), l’atelier d’art-thérapie est perçu comme un lieu pour déposer “le trop-plein”. Les œuvres plastiques exposent souvent un chaos coloré, des silhouettes diffractées, une sensation d’éclatement. Mais, au fil des séances, s’opère un passage progressif de la simple décharge à la construction d’une histoire cohérente : “La peinture m’a permis de regarder ce que je croyais ne jamais pouvoir affronter,” témoignait un participant (MSF, 2018).

La métamorphose de la matière comme miroir intérieur

Argile, collage, écriture spontanée : la rencontre avec la matière offre un terrain de jeu où la main explore ce que l’esprit redoute de penser. On retrouve ici l’hypothèse de Winnicott : l’aire transitionnelle est ce lieu-médiane où l’individu, “ni tout à fait en lui, ni tout à fait dehors”, réexpérimente les modalités du lien, de la confiance, du jeu. Pour le sujet traumatisé, cela signifie retrouver — modestement — la capacité à se surprendre, à explorer, à transformer.

  • L’usage de l’argile a fait l’objet de recherches, notamment en psychiatrie adulte : une étude menée à Lausanne a montré que parmi 52 patients ayant participé à 10 ateliers d’argile, 42 déclaraient être parvenus à “dire par l’objet” ce qu’ils ne pouvaient évoquer verbalement (ResearchGate, 2018).

Au-delà du symptôme : quelles transformations observe-t-on ?

L’amélioration des symptômes post-traumatiques sous art-thérapie a été documentée dans plusieurs études à méthodologie solide (voir Haeyen, 2018). Les bénéfices recouvrent toutefois plusieurs niveaux, souvent entremêlés :

  1. Réduction de l’hyperactivité et de l’hypervigilance : Les dispositifs basés sur le rythme (peinture gestuelle, modelage en temps limité) contribuent à apaiser l’état d’alerte du système nerveux central.
  2. Restauration partielle de la mémoire narrative : Il est fréquent de constater qu’après plusieurs séances, surgissent — au détour d’une image ou d’une forme — des mots, des associations, la possibilité de situer l’événement traumatique dans une histoire de vie plus large.
  3. Sentiment d’appartenance et reprise du lien social : Dans les ateliers collectifs, la présence d’autrui, la comparaison bienveillante des créations, réactivent une forme de confiance dans l’humain, souvent perdue après un traumatisme.
  4. Réappropriation du corps : Chez certains patients dissociés, l’usage de matériaux engageant la sensorialité, la motricité globale (collage au sol, fresques murales) facilite la (re)découverte des limites corporelles et du plaisir sensoriel.

Cadres, limites et précautions éthiques

L’art-thérapie n’est pas une baguette magique ; elle suppose un cadre solide, des repères cliniques clairs, le respect absolu du rythme de la personne.

  • Le risque de reviviscence : Trop vite, trop frontalement, le passage à l’acte créateur peut réactiver l’angoisse traumatique. Selon le rapport de la Haute Autorité de Santé (2018), la règle d’or est d’ajuster l’intensité et la temporalité : laisser venir l’image, ne jamais la forcer.
  • La confidentialité et la non-interprétation sauvage : L’œuvre produite appartient au patient. L’art-thérapeute travaille à partir de ce qui est donné, sans impose de significations toutes faites (ANATEA).
  • L’intégration dans un parcours pluriel : L’art-thérapie fonctionne souvent mieux intégrée à une équipe pluridisciplinaire (psychiatre, psychologue, éducateur), en tant que dispositif complémentaire, jamais isolé.

Perspectives : relier, symboliser, avancer

Plus qu’un “outil”, l’art-thérapie ouvre un passage pour celles et ceux dont le trauma a envahi l’espace de la pensée, du corps et du rapport à l’autre. S’il n’existe pas de promesse d’oubli ou de rémission totale, la création plastique permet de passer du vécu fragmenté à une histoire en mouvement, accessible, racontable.

L’enjeu est peut-être là : permettre — à travers la matière, la couleur, le geste — de retrouver à la fois le fil du récit intérieur et un espace pour l’imprévu, la liberté, la rencontre. L’art-thérapie peut alors, humblement mais réellement, soutenir la traversée et la reconstruction de l’après-coup traumatique.

Pour ceux qui souhaitent approfondir ce champ, les travaux de Cathy Malchiodi, Bessel van der Kolk, Judith Lewis Herman ou encore L. Dubos (Art-thérapie et trauma, Dunod, 2021) offrent des repères accessibles et essentiels.

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