L’espace, un partenaire silencieux : lorsque le lieu façonne l’expérience en art-thérapie

14/09/2025

Penser l’espace : de la théorie à la clinique

L’attachement que l’on porte à l’environnement immédiat remonte aux origines de la psychologie environnementale mais aussi à la psychanalyse, qui parle du cadre comme condition de la sécurité intérieure. Winnicott évoquait la nécessité d’un « holding environnemental » – une fonction maternelle qui se traduit, en atelier d’art-thérapie, par la capacité du cadre spatial à rassurer et à contenir (Psychanalyse et Pédiatrie, D.W. Winnicott, 1964). La dimension du lieu n’est donc pas neutre : elle porte déjà tout un imaginaire, tout un climat affectif, dont les effets, parfois, dépassent les intentions du thérapeute.

  • Enfant et espace : Les recherches de Gabrielle Terrisse (Université Toulouse Jean-Jaurès, 2017) montrent par exemple combien les enfants en ateliers plastiques exploitent l’espace non seulement pour déposer une création mais aussi pour explorer des scénarios relationnels : se rapprocher, s’isoler, s’étaler ou au contraire se restreindre selon les besoins du moment.
  • Adulte et cadre spatial : Chez l’adulte, la dimension de protection et de distance apparaît fortement quand des thèmes de honte, de perte de contrôle ou de violence émergent, ce que confirment la plupart des études en art-thérapie clinique (voir Becker, D. & Guyonnet, A., Art-thérapie : Les ateliers du sensible, Dunod, 2022).

Configuration, circulation, orientation : ce que l’agencement fait au processus

Un atelier n’est jamais seulement une pièce. L’arrangement des tables, chaises, coins de retrait ou lieux de stockage crée tout un système d’invitations ou de résistances. Plusieurs enquêtes (Heimerl, K., Environmental Psychology and Creative Processes, 2015 ; Lacroix, A., Environnement et expression, 2019) observent que la disposition spatiale influence trois grandes dimensions :

  • Sécurité et engagement : Un espace trop ouvert ou trop exposé (par exemple des salles vastes sans recoins) augmente les inhibitions chez certains publics : la surface invite, paradoxalement, au retrait. C’est le fameux « syndrome de la page blanche » amplifié par la pièce blanche. Inversement, la possibilité de se tourner ou de se déplacer vers des marges sécurise et favorise l’expérimentation.
  • Circulation entre individuel et collectif : Dans un groupe, des meubles modulables ou un espace central vide permettent d’alterner entre création solitaire, présentation à l’autre, et retours groupaux. Ce mouvement soutient le trajet symbolique entre l’intériorité et la rencontre.
  • Accessibilité matérielle : L’emplacement des outils, leur visibilité ou leur dissimulation peuvent soutenir des rythmes différents d’appropriation. Par exemple, des matériaux cachés ou distanciés (peintures, argiles) retardent les temps d’entrée en jeu pour certains mais stimulent la curiosité et l’exploration pour d’autres.

Quelques faits marquants :

  • Une étude menée en 2021 par l’Institut National de Recherche en Art-Thérapie (INRAT) a observé que, dans 63 % des ateliers, le simple fait de proposer des « zones tampons » (espaces-coussins ou tapis libres) augmentait de 40 % le temps passé à créer sans interruption chez des enfants ayant des troubles de l’attention.
  • Des recherches sur l’aménagement participatif (voir Arce & Ramírez, 2022) soulignent que plus de 70 % des participants adultes expriment une plus grande satisfaction et un engagement émotionnel renforcé lorsqu’ils peuvent influencer la disposition du mobilier et l’accès aux matériaux.

Lumière, couleurs, acoustique : la sensorialité du lieu comme corollaire thérapeutique

Loin d’un détail, la lumière module la sécurité perçue, la tonalité affective et la disponibilité intérieure. L’art-thérapie accueille fréquemment des personnes hypersensibles (autisme, psychose, traumatismes) pour qui un éclairage brutal ou une acoustique agressive deviennent de véritables obstacles à l’engagement créatif.

  • Lumière naturelle : Plusieurs travaux montrent que la lumière indirecte et naturelle diminue la sensation de stress et favorise l’ancrage corporel (Clinical Implications of Environmental Design, E. Moss, 2018).
  • Palette chromatique : Les couleurs douces et variées sont privilégiées car elles stimulent ou apaisent, selon les besoins et histoires singulières des participants (R. Gage, Color and Meaning, 1999).
  • Acoustique : Des revêtements absorbants ou des zones insonorisées favorisent la concentration et réduisent les débordements émotionnels. À l’inverse, une salle trop résonnante majore l’instabilité chez les publics fragiles (S. Cohen, 2017, in « Art Therapy & Sound Environments »).

Des espaces pas toujours idéaux : adaptations et inventivité sur le terrain

La réalité des institutions n’offre pas toujours d’espaces parfaitement adaptés. Hôpitaux, écoles, structures sociales : l’art-thérapie s’exerce souvent dans des salles polyvalentes, parfois partagées ou mal équipées. Pour autant, l’imagination et la souplesse du cadre restent déterminantes.

  • Créer du « temps-espace » : Il est courant d’utiliser des rituels (délimitation du sol, musique d’introduction) pour installer symboliquement un lieu-tiers, même dans un environnement ordinaire.
  • Nomadisme des ateliers : Certains dispositifs (écoles, psychiatrie de secteur) transitent d’une salle à l’autre. Les cliniciens observent alors que le simple transport d’une nappe, d’un panneau, d’un lot de coussins connus crée un micro-espace sécure mobile.
  • L’‘‘atelier portatif’’ : Chez certains publics (personnes âgées en institution ou en soin à domicile), il s’agit d’un chariot d’outils que l’on installe près du lit. L’intervention, brève mais contenue par le dispositif ritualisé, est tout aussi efficace, selon la Fédération Française des Art-Thérapeutes (2020).
  • Sorties en nature : Pour d’autres, l’espace extérieur, moins contrôlable mais porteur de sensations (herbe, vent, présence d’autrui) redonne un horizon et déplace le travail symbolique hors des murs institutionnels.

Symbolique, imaginaire et traces de l’espace : l’atelier comme « tiers essentiel »

Nombreux sont les art-thérapeutes qui témoignent de la façon dont l’espace physique laisse son empreinte dans l’expression artistique elle-même. Les traces (peintures au sol, giclures sur les murs, installations conservées) deviennent parfois des acteurs de la mémoire du lieu. Le sentiment d’« appartenir à un atelier », à un espace qui porte les traces des rencontres passées, soutient l’inscription de l’histoire du sujet.

  • Les messages laissés, les œuvres exposées ou stockées modifient la perception du lieu, en créant un sentiment de continuité ou d’héritage (Bachelet, S., Transmissions sensorielles et ateliers d’art-thérapie, 2021).
  • Des groupes en difficulté (adolescents en rupture, adultes incarcérés) investissent souvent l’atelier comme un lieu « hors-lieu », porteur de rituels locaux (murs ornés, supports personnalisés), repères pour se réinscrire dans un collectif autrement vécu comme dangereux.

Vers un espace co-construit : la tendance des ateliers participatifs

Depuis une dizaine d’années, la codécision autour de l’aménagement des ateliers d’art-thérapie séduit nombre de praticiens. L’idée n’est plus d’imposer un décor, mais d’offrir la possibilité, collective ou individuelle, de placer, déplacer, réduire ou agrandir le cadre physique. Les travaux d’Odile Chariatte (Lieux en mouvance, sujets en devenir, 2018) montrent que l’élaboration collective du cadre spatial contribue à la dynamique groupale, à l’estime de soi et au sentiment de compétence.

  • Agencer pour (se) transformer : Les résultats de la thèse de L. Maréchal (Université Paris 8, 2022) révèlent que chez les adolescents hospitalisés, une implication dans la décoration ou l’organisation de la salle accélère l’appropriation du lieu et diminue de 30 % le « turn-over » des participants.

Oser penser l’espace, se laisser transformer

Finalement, l’espace en art-thérapie n’est jamais une donnée figée, ni un décor passif. Il travaille tout autant que les mots ou les couleurs. Peu importe que le lieu soit modeste, nomade ou institutionnalisé : c’est dans la réflexion partagée autour du cadre, dans l’attention portée à la sensorialité, dans la capacité à adapter et à rêver les lieux, que se joue la qualité du travail de symbolisation. L’atelier d’art-thérapie, dès lors, devient moins un lieu assigné qu’une expérience à façonner ensemble – pour que chaque personne y trouve sa juste place, son espace possible de création et de rencontre.

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