Sous la surface du sensible : ce que la science dit (vraiment) de l’art-thérapie

28/06/2025

Pluriel d’emblée : qu’appelle-t-on « fondement scientifique » en art-thérapie ?

L’expression « bases scientifiques » possède, dans le champ de l’art-thérapie, une polysémie qu’il est fécond de déplier. La recherche d’une validation « scientifique » convoque spontanément la question des preuves d’efficacité, la reproductibilité des effets, la lisibilité des processus engagés. Mais la diversité des écoles d’art-thérapie – psychodynamique, humaniste, systémique, intégrative (Federspiel, 2018) – rend impossible l’application d’un modèle unique validé par la recherche, comme on pourrait le faire pour un médicament.

Ce sont alors plusieurs niveaux de « scientificité » qui s’entrelacent et parfois s’entrechoquent :

  • Les études quantitatives contrôlées, qui cherchent à mesurer statistiquement les effets de l’art-thérapie sur une population donnée.
  • Les approches qualitatives, issues de la clinique, qui explorent finement la transformation subjective et le vécu des patients.
  • La recherche fondamentale (neurosciences, psychologie développementale…), qui tente de saisir ce qui se joue dans le « faire » artistique.

Exiger une démonstration d’efficacité « à l’anglo-saxonne » (par méthode expérimentale randomisée) reviendrait d’ailleurs à méconnaître la spécificité même de la démarche art-thérapeutique. Pourtant, le corpus de travaux disponibles mérite qu’on s’y arrête, d’autant plus que le contexte de soins réclame – à juste titre – des preuves tangibles.

Des études cliniques en croissance, mais encore inégales

La littérature sur l’art-thérapie s’est considérablement étoffée depuis les années 2000. Selon une revue systématique publiée dans Frontiers in Psychology (2018), le corpus international compte plus de 900 articles académiques sur l’art-thérapie, toutes approches confondues.

  • Une méta-analyse conduite en 2017 sur 37 études contrôlées a révélé des effets significatifs de l’art-thérapie pour réduire l’anxiété et la dépression, particulièrement chez les patients cancéreux et people vivant avec des troubles chroniques (Geue et al., 2017).
  • Chez les enfants, une revue Cochrane de 2021 sur l’utilisation de l’art-thérapie dans les troubles du spectre autistique met en avant une amélioration de l’expression émotionnelle, sans confirmer une « efficacité globale » sur tous les plans (Taylor et al., 2021).
  • En psychiatrie adulte, des études en hôpital de jour pointent une diminution de la consommation médicamenteuse et une amélioration de l’estime de soi (Rappaport & Kalmanowitz, 2015), mais la majorité des essais cliniques souffre d’effectifs modestes et d’une hétérogénéité méthodologique.

Autrement dit, il existe des indices probants, mais loin d’une unanimité : les études les plus solides formulent souvent des conclusions prudentes, estimant l’intervention art-thérapeutique « prometteuse » plutôt qu’incontestable.

L’obstacle des critères d’évaluation : comment mesurer l’invisible ?

Le principal écueil méthodologique réside dans la complexité à sélectionner des critères d’évaluation pertinents.

  • Peut-on quantifier la reconstruction de l’image de soi après un trauma uniquement à partir de questionnaires ?
  • Comment standardiser l'expérience esthétique, subjective, où la régulation émotionnelle ne se limite pas à une réduction de symptômes ?
  • L’hétérogénéité des pratiques (art plastique, danse, théâtre, écriture…) rend toute généralisation délicate.

Même lorsque des outils comme le GHQ-28 (General Health Questionnaire) ou le PANSS (Positive and Negative Syndrome Scale, en psychiatrie) sont utilisés, ils passent à côté de la dimension symbolique du geste créatif. Si agir sur « les symptômes » est déjà remarquable, surveiller la mutation du rapport à soi et à l’autre relève pour l’instant davantage du qualitatif approfondi, du récit de vie et de l’analyse thématique (Malchiodi, 2012).

Un ancrage neurobiologique émergent

Depuis une décennie toutefois, les neurosciences apportent de nouveaux éclairages. La création artistique mobilise des réseaux neuronaux complexes – mémoire, émotion, motricité fine, cognition spatiale. Des recherches en IRMF suggèrent que le dessin ou la peinture activent le système de récompense et diminuent l’hyperactivité de l’amygdale, centre de la peur (Bolwerk et al., 2014).

  • En 2016, une équipe allemande a observé une hausse mesurable de la connectivité cérébrale après un protocole d’art-thérapie de huit semaines, chez des patients âgés (Bolwerk et coll.).
  • Aucune conclusion ne peut toutefois établir de lien linéaire entre activation cérébrale et guérison psychique. Mais la convergence de ces données renforce la légitimité scientifique de la discipline.

Des guérisons visibles, mais une science qui tâtonne

Dans la pratique, de nombreux cliniciens constatent l’émergence de « tournants » thérapeutiques après un temps de création accompagnée. Des patients hospitalisés pour de longues dépressions parviennent à réinvestir leur parole en dessinant ce qui restait « en creux dans les mots » ; des enfants mutiques se remobilisent par le modelage, trouvant dans la matière une issue au retrait.

Mais ces « preuves » empiriques, bien que précieuses, soulèvent la question épineuse de la part du praticien (relation transférentielle), du contexte (dispositif du groupe), des motivations du patient. Toute démarche thérapeutique demeure multifactorielle. Rendre compte scientifiquement de ces transformations sans les aplatir demeure la gageure.

La question du placebo et la critique de l’« effet-projet »

D’aucuns avancent que l’art-thérapie tirerait son efficacité, surtout chez les publics volontaires, du seul attrait de la nouveauté ou de l’attention reçue (effet Hawthorne). Face à la difficulté de mettre en aveugle une distanciation du « contact artistique » (impossible de créer un placebo d’art !), plusieurs critiques insistent sur le rôle du contexte et de la suggestion.

  • Des essais, notamment sur les addictions ou l’anxiété, tentent de proposer des groupes « contrôle » pratiquant une activité ludique non artistique pour départager le spécifique du non spécifique (Ulman, 2018).
  • Le gain thérapeutique n’est pas purement « effet de projet », puisque les études qui comparent arts plastiques et activités manuelles neutres trouvent des différences significatives sur la régulation émotionnelle (Monti et al., 2006).

Un dialogue nécessaire avec les autres approches thérapeutiques

Évaluer la scientificité de l’art-thérapie suppose de la situer dans le paysage des pratiques psychothérapeutiques. Contrairement à la TCC (thérapie cognitivo-comportementale), extrêmement balisée dans ses indications et ses mesures, ou à la psychanalyse, fondée sur le récit de cas et l’élaboration symbolique, l’art-thérapie joue entre les lignes.

  • Les recommandations de la Haute Autorité de Santé (France, 2023) mentionnent l’art-thérapie comme soin de support, notamment en cancérologie et en gériatrie, sans la placer au rang de traitement en première intention.
  • Dans certains pays (Canada, UK), le titre d’art-thérapeute est réglementé, posant explicitement la nécessité d’une formation clinique et d’une supervision, gages d’une rigueur assimilable à celle de la psychothérapie.

Il n’existe pas, à ce jour, de consensus international sur la scientificité de l’art-thérapie, mais la reconnaissance institutionnelle progresse.

Perspectives : vers une science du sensible ?

L’art-thérapie, par son essence-même, défie l’objectivation totale. Il serait intellectuellement malhonnête de la présenter comme un champ « prouvé » à l’égal de la pharmacologie. Mais serait-ce souhaitable ? On peut se demander si la science future ne saurait inventer de nouveaux outils pour approcher le vécu, le transformationnel, la subjectivité.

  • Le développement de l’analyse narrative, de la micro-phénoménologie ou la modélisation des processus psychocorporels ouvrent des pistes méthodologiques neuves (Svoren, 2021).
  • Les collaborations interdisciplinaires (art-thérapeutes, chercheurs en psychologie, neuroscientifiques) deviennent essentielles pour affiner la compréhension et l'évaluation des processus à l'œuvre.

La singularité de l’art-thérapie tiendra toujours à l’inattendu de la rencontre, à l’irruption du sens là où il manquait. Si ses fondements scientifiques restent partiellement à bâtir, les bastions de résistance sont plus épistémologiques que pragmatiques. L’éthique du doute, la rigueur, l’exigence de transmission : ce sont là, aussi, des signes de vitalité scientifique.

Pour aller plus loin

  • Federspiel, C. (2018), L’art-thérapie : ses fondements, sa pratique, Dunod.
  • Malchiodi, C. A. (2012), Handbook of Art Therapy, Guilford Press.
  • Revue française Art et Thérapie, n°155, 2023.
  • Réseau Art-Thérapie France : www.arttherapie.fr

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